Un drapeau, plusieurs messages
Depuis les attentats du 13 novembre, les Français ont ressorti leurs drapeaux. Un acte de solidarité envers les victimes, de résistance à l’ennemi terroriste, de confiance dans la capacité du « pays des Droits de l’Homme » à défendre ses valeurs et à vaincre la barbarie. Images émouvantes, sur fond de Marseillaise ou de minutes de silence, d’une foule unie dans la peine comme elle l’avait été dans la joie en 1998. Cette année-là, chacun se sentait Black-Blanc-Beur ; en 2015, chacun s’est affirmé Charlie en janvier, Paris en novembre. Français, demain, on peut l’espérer.
Un symbole concret et commode…
Pourquoi ce retour du drapeau, dans un pays qui ne le brandissait guère que lors des compétitions sportives et qui en avait presque abandonné le monopole au Front National ? Parce que c’est un symbole concret, et commode. Il « signifie » en effet en lui-même les notions globales de France, République, peuple, nation, sans que chacun ait besoin de les définir avec ses propres mots, ses propres conceptions. Il permet donc de rassembler sans entrer dans le détail de ce qui peut séparer.
Ainsi, cet usage récent du drapeau et des autres symboles nationaux ne doit pas être interprété comme l’affirmation d’une identité française retrouvée, et partagée par le plus grand nombre. Car son contenu est devenu flou pour beaucoup de Français, vide pour certains, différent ou contradictoire pour ceux qui en défendent une vision précise. Notre société souffre d’anomie, disparition d’un système de valeurs commun, indiscutable et indiscuté, permettant à la collectivité de « faire société », et aux citoyens de conduire leur propre vie.
La seule idée véritablement partagée est qu’il est nécessaire, pendant le temps de l’émotion et du recueillement, de se « draper » dans la République, la dignité, l’empathie. De montrer que l’on est ensemble, pour les victimes et contre les bourreaux. Mais il serait bon de s’accorder ensuite sur les actions à mener pour éradiquer la menace. C’est là que les difficultés commencent. D’autant que les menaces qui pèsent sur la France ne se limitent pas au terrorisme. Il y a aussi le chômage, la baisse de niveau de l’éducation, l’anémie économique, le surendettement, l’accroissement des inégalités, de la pauvreté et de la pression migratoire, la fuite des cerveaux et des capitaux, la dégradation de l’environnement, la montée des populismes. La liste n’est pas close.
… recouvrant des visions distinctes
La première réponse suggérée aux multiples difficultés actuelles est celle de la préservation : celle des modes de vie, du confort accumulé, du modèle social, des racines (l’histoire, la culture, la religion, l’origine ethnique…), des acquis sous toutes leurs formes. Elle est empreinte à la fois d’une nostalgie du passé (« c’était mieux avant »…) et d’une peur panique du futur (« ce sera encore pire demain si on continue »…). Ceux qui la portent souhaitent avant tout l’application sans faille du fameux « principe de précaution ». Ils sont des adeptes de la prudence, de la protection, du pacifisme, de la permanence, de la perpétuation. Tous ces mots en « p » expriment une attente de mesures sécuritaires fortes, même au prix d’une privation des libertés individuelles. Leur ambition commune est celle du statu quo.
On observe aussi une deuxième attente plus radicale : celle de la fermeture. Ses adeptes estiment que la France doit d’abord retrouver sa souveraineté et la maîtrise de son destin. Pour cela, elle doit créer un cordon sanitaire autour d’elle, s’isoler du reste du monde afin d’empêcher « l’ennemi » d’entrer, de brouiller ou de détruire le « modèle national ». Cet ennemi a pour eux plusieurs visages : terrorisme ; immigration ; mondialisation ; multiculturalisme ; partis politiques traditionnels… Ils souhaitent donc en découdre avec les « fous de Dieu », mais aussi éloigner (ou au mieux « assimiler ») tous ceux qui ne sont pas de « vrais » Français à leurs yeux, et perturbent le pays dans ses fondements, son fonctionnement, ses certitudes, ses habitudes. Ils veulent sortir d’une Europe qu’ils détestent car elle se substitue à ses membres et tend à homogénéiser les cultures et les modes de vie. Ils considèrent aussi la mondialisation comme la source de tous nos maux. C’est la tentation du vase clos.
La troisième vision est au contraire celle de l’ouverture. Leurs tenants souhaitent la constitution d’une France unie, courageuse, réaliste, active et créative. Un pays capable de se réformer en s’inspirant de ce qui été fait ailleurs avec succès, sans pour autant perdre son âme. Un pays capable de retrouver sa place dans le monde tout en l’acceptant tel qu’il est et en contribuant à son amélioration. Les Français concernés considèrent que les « exceptions » nationales ne sont pas (ou plus) des atouts ou des totems, ni surtout des tabous. Elles peuvent et doivent être discutées et modifiées pour tenir compte des réalités contemporaines. C’est la tentation du réformisme et de la globalisation.
La nécessité d’une « renaissance »
On peut évidemment s’interroger sur le rapport des « forces » en présence. L’analyse des votes aux élections ne le permet pas, car cette typologie simplifiée ne recouvre pas l’offre politique ; elle lui est transversale. On pourrait bien sûr la quantifier au moyen d’une enquête d’opinion. Mais le poids de chacune dépendrait assez largement du libellé des définitions que l’on proposerait. De plus, on sait que tout individu est rarement unidimensionnel. Il peut être tour à tour conservateur ou réformateur, ouvert ou fermé, souverainiste ou mondialiste selon les domaines, les moments, les informations dont il dispose, les expériences qu’il vit, la réflexion personnelle qu’il conduit. L’important n’est donc pas tant de mesurer le poids de chacun de ces groupes (ou la part de cerveau qu’il occupe dans chacun de nous) que de chercher à les réconcilier et les rassembler autour d’une vision commune, débouchant sur un projet fédérateur.
Cette réconciliation, nécessaire, est aujourd’hui possible. Plusieurs enquêtes montrent qu’une large majorité de Français (environ sept sur dix) souhaite l’instauration d’une véritable union nationale, animée par un gouvernement transpartisan. Car chacun est conscient que la patrie est en danger, que la France est en difficulté, et que l’on ne pourra pas résoudre les problèmes en se déchirant. Il faut donc saisir ce moment favorable pour créer les conditions d’une mobilisation générale, pas seulement « contre » le terrorisme et les autres fléaux, mais « pour » la mise en place d’une réponse claire de la France rassemblée. Cela implique des attitudes nouvelles de la part des acteurs (politiques, économiques, sociaux, médiatiques…): sincérité ; humilité, pédagogie ; exemplarité ; sens de l’intérêt général (c’est-à-dire oubli, au moins temporaire, des egos et des intérêts particuliers) ; volonté réelle de réformer ; consultation permanente des citoyens dans une optique « collaborative »…
C’est à ce prix que le pays pourra se redresser et la nation se retrouver. Le mot, ne l’oublions pas, vient de nascere, qui signifie naître. N’en déplaise aux tenants du statu quo, de la fermeture ou du retour à un passé idéalisé (et disparu), l’enjeu est bien aujourd’hui de faire renaître la France, sous une forme adaptée au monde contemporain. Puisse le drame du 13 novembre être le déclencheur et l’accélérateur de cette renaissance.
Gérard Mermet, 27 novembre 2015