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Pour une prospective des catastrophes

L’attentat perpétré en Allemagne, les massacres d’Alep, mais aussi les accidents, les maladies ou les catastrophes naturelles illustrent si besoin était la vulnérabilité des êtres humains, où qu’ils se trouvent et quoi qu’ils fassent. La connaissance de ces risques peut inciter selon les cas au fatalisme ou à l’application systématique du « principe de précaution », ces deux attitudes n’étant pas forcément exclusives l’une de l’autre. La première facilite l’accepter du danger, mais n’aide pas à lutter contre lui. La seconde n’est guère plus efficace, car elle est souvent paralysante. Elle ne favorise pas l’innovation, qui apporte souvent des solutions aux problèmes.

Le seul avantage de la « précaution » est d’aider à prendre conscience du nombre croissant des menaces qui pèsent aujourd’hui sur le monde : terrorisme, chômage, décroissance, robotisation, endettement, extrémisme, famine, épidémies, pollution, appauvrissement, réchauffement climatique… La liste n’est évidemment pas exhaustive ; il suffit de faire une rapide analyse de contenu des informations diffusées dans les médias pour s’en convaincre. Elle traduit le paradoxe d’un monde où la connaissance ne cesse de progresser et qui s’est doté des moyens d’éradiquer de nombreuses maladies, de lutter contre de nombreux dangers. Mais qui en produit et subit toujours de nouveaux.

Tous les risques ne se valent pas

Devant cette énumération, une question, bien sûr, vient à l’esprit : de tous ces dangers, quels sont les plus « graves », donc ceux contre lesquels il faut se mobiliser en priorité ? La réponse est évidemment difficile à apporter. Une chose pourtant paraît certaine, de façon intuitive : tous les risques ne se valent pas. SI la prévention peut être nuisible, la prévention et la prévention peuvent être utiles.

Pour les mettre en œuvre, il faut commencer par répertorier et nommer les risques. Un exercice assez peu réjouissant, sauf à être masochiste, puisqu’il consiste à recenser tout ce qui peut nous faire du mal. Il faut ensuite tenter de les évaluer, quant à leur probabilité d’occurrence et à leurs conséquences potentielles pour chaque individu, groupe, société, parfois pour l’Humanité tout entière. On peut alors les classer en catégories, selon leur nature : sociale, économique, financière, environnementale, sanitaire, politique…

On pourrait aller plus loin, en créant pour chacune des menaces existantes (ou des catégories qui les regroupent) une sorte d’« échelle de Richter », utilisée aujourd’hui pour les tremblements de terre. Avec une différence fondamentale : elle serait utilisée avant l’occurrence des risques et non après. Bien sûr, tout dépendrait des critères que l’on se donnerait et des poids relatifs qu’on leur accorderait. L’échelle serait en effet très différente selon la sensibilité de chacun, son expérience ou sa mémoire des catastrophes survenues, sa vulnérabilité personnelle, ou l’horizon temporel qu’il se fixe (consciemment ou non) pour évaluer le danger. Pour mesurer la gravité perçue de chaque catégorie, on pourrait ainsi utiliser une gradation selon six axes distincts et complémentaires.

Un espace d’évaluation à six dimensions

. Le premier axe serait celui de la visibilité : un risque invisible (virus, microbe, vol de données sur Internet, krach financier, guerre numérique…) est a priori jugé plus inquiétant qu’un danger apparent, bien identifiable par les sens : accident de la route, maladie, guerre traditionnelle…

. Un deuxième axe concernerait la prévisibilité des risques. Ceux qui sont difficiles à anticiper avec précision (tremblements de terre, agressions, attentats…) sont a priori plus redoutables que ceux qui peuvent être anticipés par leurs signes avant-coureurs : faillite d’une entreprise, surendettement d’un ménage, cessation de paiement d’un État….

. Le troisième axe serait celui de la temporalité. On placerait à une extrémité les risques temporaires, dont les effets sont limités dans leur durée : difficultés économiques conjoncturelles, pics de pollution, crises sanitaires, attentats… A l’autre bout se situeraient les risques plus durables, tels que le réchauffement climatique, la surpopulation, crises politiques structurelles.

. Un quatrième axe distinguerait le degré de « naturalité » des risques. D’un côté, ceux qui sont d’origine naturelle, que l’on accepte par fatalisme parce qu’on n’est pas en mesure de les prévenir (inondations, raz-de-marée…). De l’autre, ceux qui sont artificiels, c’est-à-dire généralement d’origine humaine : catastrophes industrielles, accidents d’avion, explosions atomiques...

. Le cinquième axe évaluerait la gravité potentielle des risques. Il opposerait par exemple les maladies bénignes aux cancers incurables, les accidents corporels « réparables » aux handicaps définitifs, les simples manifestations aux révolutions... Il fournirait des informations importantes pour l’établissement des priorités dans la lutte et la prévention.

. Le sixième et dernier axe indiquerait le degré de connaissance que l’on a des menaces identifiées ; les risques connus (accidents domestiques, maladies anciennes…) sont souvent plus faciles à prévenir ou à réduire que ceux que l’on découvre (effets des ondes électromagnétiques, maladies de l’environnement, risques liés à certains médicaments ou ingrédients alimentaires…) ou ceux sur lesquels on a encore peu d’expérience, comme l’islamisme radical ou les dérèglements cérébraux.

Un modèle global pour comparer les risques

L’utilisation de cette classification selon six axes permettrait de par exemple de constater que le risque de terrorisme numérique est proche du maximum sur chacune des échelles. Il est en effet invisible, imprévisible, potentiellement durable, totalement artificiel, potentiellement très grave et en grande partie inconnu dans les formes qu’il peut prendre.

On verrait à l’inverse que le risque de terrorisme « classique » est moins imprévisible (grâce à l’action des services de renseignement), plus éphémère (car plus coûteux en préparation et plus risqué pour ses auteurs), plus « réel » (car perpétré par des individus bien visibles), généralement moins « grave » quant au nombre de ses victimes (même si chacune représente évidemment un drame) et de mieux en mieux connu du fait des expériences que l’on en a. Cela ne signifie pas qu’il faille se concentrer sur le cyberterrorisme (au détriment du terrorisme « classique »), mais qu’il est nécessaire de s’en occuper plus activement, avant qu’il ne provoque une catastrophe majeure.

Le réchauffement climatique, principale menace pour l'Humanité ?

Il resterait bien sûr à pondérer chacun des axes, ce qui suppose d’abord d’établir une hiérarchie entre eux. C’est ici que l’exercice est le plus complexe, et surtout le plus subjectif. Les appréciations peuvent en effet différer largement selon les personnes, leur culture, leur expérience, leurs croyances, leur vision du monde et de l’avenir (autant de caractéristiques interdépendantes).

Malgré ces difficultés, on pourra peut-être conclure de ce travail que le plus grand des défis actuels et à venir n’est pas de faire progresser le pouvoir d’achat et la consommation, de soigner tous les cancers, de remplacer l’homme par des robots ou de l’« augmenter » grâce au transhumanisme. Ce serait plutôt de donner la priorité à la lutte contre le réchauffement climatique, grand oublié des responsables politiques de notre pays (et objet de déni de la part de certains ignorants, tels le nouveau président américain). Oublié aussi, par voie de conséquence, des citoyens. Mais ce n’est qu’une hypothèse ; si elle se vérifiait ainsi, elle aurait alors plus de force vis-vis de ceux qui la refusent aujourd’hui. Et elle convaincrait sans doute ceux qui hésitent encore sur l’attitude à avoir.

Une nouvelle discipline à inventer

Quels qu’en soient les résultats, il serait en tout cas salutaire de créer une discipline à part entière, que l’on pourrait appeler « prospective des catastrophes », et de lui donner les moyens de se développer, au plan international. Elle pourrait faire l’objet de travaux passionnants et extrêmement utiles, complétant et élargissement ceux menés un peu partout sur des risques spécifiques. Elle permettrait de rapprocher les peuples en leur montrant qu’ils sont tous à bord du même bateau et qu’ils ont un intérêt commun à éviter le naufrage. Elle permettrait de gagner du temps dans les ripostes à mettre en œuvre. Elle ferait sans doute émerger des méthodes nouvelles pour y parvenir, empêcherait des catastrophes et sauverait des vies. Peut-être même « la » vie.

Gérard Mermet

Chronique publiée le 21 décembre 2016 sur le site WEDemain.fr