Pour une politique collaborative et disruptive
Qui pourrait prétendre que la France se porte bien et que les Français sont confiants dans leur avenir et celui de leurs enfants ? Comment imaginer que l’on pourrait aujourd’hui inverser le cours insatisfaisant de notre histoire sans le bousculer, avant qu’il ne s’effondre de lui-même ?
L’élection présidentielle est sans doute la dernière occasion d’entreprendre l’énorme travail de redressement nécessaire. Il ne sera pas possible sans une approche collaborative, c’est-à-dire une implication et une participation effectives des citoyens tout au long du processus d’adaptation au réel. Mais l’approche devra aussi être disruptive, c’est-à-dire modifier en profondeur les habitudes, les attitudes, les comportements, les relations. Un changement de paradigme qui entraînera une remise en cause des missions et des actes de l’État, mais aussi des modes de vie et de pensée des citoyens.
Les candidats « classiques » de tous bords à l’élection présidentielle ne semblent guère être conscients de ces défis. Ni de l’urgence à regarder le monde avec de nouvelles lunettes, et d’inventer l’avenir avec de nouvelles approches, de nouveaux outils, de nouvelles méthodes. Qui aura la volonté et la capacité d’organiser la révolution culturelle indispensable à ce changement d’ère (ou de paradigme, si l’on veut faire le savant) autant que d’air (qui implique évidemment un nouveau « souffle ») ?
Une société malade
Le diagnostic sociétal de notre pays malade peut se résumer en quelques points :
. un climat délétère, miné par l’agonie du « modèle républicain » (suite à ses promesses non tenues), la montrée du communautarisme, la méfiance envers les « autres », le divorce avec les acteurs politiques, économiques, sociaux, institutionnels, médiatiques.
. des inégalités accrues dans de nombreux domaines (éducation, santé, logement, alimentation, activité, revenus, patrimoines, logement, loisirs, perspectives personnelles, etc.) ;
. une capacité d’innovation freinée par les contraintes administratives, l’insuffisante synergie entre le public et le privé, ainsi que le « principe de précaution » ;
. la peur engendrée par le terrorisme islamiste sous ses formes actuelles et à venir.
. la menace environnementale, sans doute plus « durable » et difficile à éradiquer que la précédente, bien que moins présente dans l’esprit des Français.
. la question migratoire, liée à l’afflux présent (bien que moins marqué en France que dans d’autres pays de l’Union, contrairement au sentiment répandu dans l’opinion) et surtout à venir de populations fuyant la guerre, la pauvreté, la dictature ou les changements climatiques.
Une économie affaiblie
Les dysfonctionnements économiques, par nature très corrélés à l’état de la société, ne sont pas moins faciles à lister. Ni moins inquiétants :
. un endettement insupportable (plus de 2 100 milliards d’euros, près de l’équivalent d’une année de PIB), qui ne facilité évidemment pas l’investissement dans l’avenir ;
. le taux de dépenses publiques le plus élevé des pays de l’OCDE après la Finlande (57% du PIB en 2014, contre un minimum de 34% en Suisse), sans véritable plus-value de service associée. Notre système de santé, même s’il demeure de qualité, n’est plus un modèle. Il en est de même en matière d’éducation, de politique énergétique ou de protection sociale ;
. un taux de chômage préoccupant (officiellement 10% de la population active officielle, et plus du double parmi les 18-24 ans) qui décourage, appauvrit et aigrit la population dans son ensemble ;
. des déficits chroniques en matière de santé et surtout de retraite (241 milliards d’euros), qui vident les caisses concernées et accroissent la dette ;
. des déséquilibres économiques croissants (parts de marché, balance commerciale, attractivité de la France pour les investisseurs…) qui obèrent les résultats des entreprises et réduisent les recettes fiscales.
Il ne s’agit pas ici d’être délibérément décliniste. Ce sont là des constats, dont la plupart sont objectivement mesurables, et non des impressions sans fondement ou des conclusions issues d’un quelconque filtre idéologique.
On ne saurait pour autant oublier que la France dispose de nombreux atouts pour réagir. Leur liste est connue : histoire, géographie, démographie, culture, épargne, qualité de vie, infrastructures, leadership dans certains secteurs économiques, résilience… Mais elle ne parvient guère à les exploiter. Si l’on y regarde de près, certaines « exceptions françaises » sont même devenues des handicaps : égalitarisme parfois paralysant ; « petisme » et myopie empêchant de voir loin et net ; hédonisme peu compatible avec la nécessité de faire des efforts ; tabou des « avantages exquis » interdisant de prendre en compte les changements de contexte ; culte de l’exception excluant d’examiner vraiment ce qui se fait ailleurs, plus encore de l’importer, même en l’adaptant…
Dans ces conditions, il serait irresponsable d’être aveuglément optimiste et de continuer d’attendre des jours meilleurs. Il faut au contraire les provoquer. Nous sommes de toute évidence arrivés à la fin d’une ère, que nous ne pourrons pas prolonger. Il n’y a pas d’autre choix que d’en inventer une autre, plus conforme à nos aspirations, plus compatible avec le nouveau monde dans lequel nous vivons déjà. Plus satisfaisante pour le plus grand nombre et ceux qui vont nous succéder.
Une gestion collective des « biens communs »
La première réponse que l’on peut apporter à ces défis est une gestion plus efficace et durable de ce qui nous est commun et indispensable : eau, air, ressources matérielles et immatérielles de toute sorte. Le Ces « biens communs » sont à distinguer des « biens publics », qui sont à la charge de l’État : infrastructures ; écoles ; hôpitaux ; institutions diverses. Ils diffèrent aussi des « biens privés », gérés par les individus et les organisations d’initiative privée. Leur prise en compte spécifique ouvrirait ainsi une « troisième voie » dans le fonctionnement de la société. Elle permettrait en particulier de mobiliser les citoyens dans le cadre d’une gestion collective de ces biens communs, dans une version (très) modernisée de pratiques qui existaient au Moyen-Âge, notamment en matière agricole (gestion commune par les ménages concernés des terres à cultiver et entretenir, mais aussi des usages, des droits et des responsabilités de chacun.
Il ne s’agit plus aujourd’hui seulement d’assurer la pérennité des productions alimentaires, mais celle de l’ensemble des conditions nécessaires à une vie « durable ». De nombreuses expériences montrent que des communautés ou « coopératives » de producteurs ou utilisateurs motivés et auto-organisés peuvent gérer les biens communs d’une façon optimale. Plus efficace et créative en tout cas que lorsque c’est l’État, souvent trop éloigné du « terrain », qui s’en occupe. Moins éphémère aussi que lorsque ce sont les individus ou organisations privés, qui tendent à les surexploiter et à les épuiser, comme c’est le cas aujourd’hui de nombreuses ressources naturelles, notamment végétales et animales. La bonne gestion des biens communs ne pourra se faire qu’en ayant le souci du bien commun, auquel notre prix Nobel d’économie Jean Tirolle a consacré son dernier livre.
Cette troisième voie doit être explorée et intégrée par les politiques qui souhaitent vraiment se mettre au service du pays, animer sa nécessaire adaptation et mettre en place les multiples réformes et transformations qu’elle implique. Elle répond à une demande croissante d’autonomie de la part des citoyens, alimentée par la défiance à l’égard de l’État et de la plupart des acteurs économiques ou sociaux. Elle est aussi largement favorisée par le développement des outils collaboratifs, sans cesse enrichis et diversifiés par la révolution numérique. Des outils qui permettent à la fois la mise en relation des individus (illustrée par exemple par les plateformes comme Blablacar ou Leboncoin) et la constitution d’une « intelligence collective » comme l’a démontré le pionnier Wikipedia.
Cette piste de refondation constitue une clé pertinente pour associer les Français à leur destinée, les responsabiliser et les déculpabiliser. Elle permettra de les rendre à la fois plus actifs, réactifs et proactifs. Et surtout plus satisfaits, dans la mesure où ils auront le sentiment de conduire eux-mêmes le changement, profitant de ses effets plutôt qu’en subissant ses contraintes. Une façon aussi de donner du sens à leur vie, à un moment où il est difficile à percevoir. La gestion collaborative des « communs » est enfin le moyen de refonder une démocratie de plus en plus imparfaite.
Une approche disruptive des solutions
Contrairement à l’affirmation célèbre de Tancredi dans le Guépard, il va falloir « changer tout pour que tout change », et amorcer le mouvement sans plus attendre, car il y a urgence. Outre la collaboration, cela passe par une approche « disruptive ». Ce concept, inventé à l’origine pour favoriser le développement des entreprises à travers la création de produits et services inédits et en « rupture » avec l’existant, a été mis en œuvre par des start-ups de l’ère digitale qui ont révolutionné les marchés et les métiers classiques (la distribution avec Amazon, l’hôtellerie avec AirBnB, les transports avec Uber, Google, ou Tesla…).
La disruption permet de partir d’une feuille blanche (même si elle est en réalité couverte de filigranes que l’on croit invisibles), de considérer un problème « autrement » et sans tabou, de « casser les codes », de mettre en cause les conventions et de mettre en place une « vision » originale, qui va bouleverser les anciennes et ouvrir de nouveaux champs. L’intelligence collective citée précédemment peut être mise au service de cette approche disruptive. Si on leur donne l’envie et les moyens de réfléchir ensemble, les Français peuvent être plus créatifs et efficaces que des leaders politiques issus des mêmes moules conformistes, empêtrés dans leurs certitudes, empêchés par les appareils des partis traditionnels, et éloignés des réalités.
Satisfaire les revendications ou attentes des diverses catégories sociales ou corporations, relayées par les syndicats (traduction grossière : travailler moins et gagner plus, et/ou disposer de davantage de moyens et d’effectifs) est aujourd’hui incompatible avec la nécessité de réduire l’énorme dette du pays, le taux de chômage inacceptable des jeunes ou l’accroissement des inégalités dans de nombreuses domaines. Le clientélisme, la segmentation et les clivages ne sont pas des solutions, mais des problèmes. Seule une approche courageuse, collective et créative permettra de redresser le pays.
La dernière chance avant l’accident ?
Les candidats à l’élection ne pourront pas continuer de faire croire aux électeurs qu’il est possible de résoudre les problèmes du pays avec les moyens classiques, dont on a vu au fil des années l’inefficacité croissante. Ils ne pourront écrire leurs programmes en puisant dans les « boîtes à outils » traditionnelles issues d’idéologies censées être opposées : relance ou austérité, libéralisme ou socialisme... Ils ne pourront promettre des réformes en matière d’éducation, de santé, de fiscalité, d’emploi, de retraite, tout en promettant de réduire les dépenses publiques et en augmentant le pouvoir d’achat. Ces promesses ne pourront évidemment être tenues. Elles mettront de nouveau les Français dans la rue. Pour participer à des manifestations qui pourraient être très violentes.
L’élection présidentielle de 2017 représente une formidable opportunité de s’attaquer enfin aux difficultés du pays, en utilisant une approche collaborative et disruptive. Ce pourrait être la dernière avant l’accident : guerre civile, révolte, révolution, paupérisation, relégation… Cela implique d’abord que les candidats disent toute la vérité aux électeurs, et qu’ils leur proposent de mettre en place des solutions originales et puissantes pour aborder de front les problèmes qui minent le pays, plutôt que de les esquiver ou de proposer des « demi-mesures ».
Cela suppose aussi qu’ils permettent aux citoyens de participer dès l’amont au processus, afin qu’ils puissent s’approprier le changement, condition aujourd’hui absolument nécessaire de sa réussite. Avec l’objectif commun de rendre le présent plus « vivable » et le futur plus « désirable » et « durable ». Avec la volonté de se montrer solidaire des jeunes générations et de celles à venir. Pour y parvenir, le candidat élu devra oser la disruption collaborative (ou, s’il préfère, la collaboration disruptive), avec un slogan possible : réinventer ensemble et sans tabou. Les méthodes autoritaires ne sont plus en effet adaptées, surtout lorsque l’autorité du politique est rejetée. Quant à la méthode des « petits pas », elle n’est plus possible, compte tenu de la distance à parcourir et du temps limité dont nous disposons pour le faire.
Gérard Mermet, 14 septembre 2016