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Le mirage de l’indépendance

Clin d’œil de l’histoire à l’actualité : lundi 4 juillet, les États-Unis fêtaient comme chaque année leur indépendance par rapport au Royaume de Grande-Bretagne, auquel ils furent rattachés jusqu’au 4 juillet 1776 (en réalité le 2, mais cela n’a guère d’importance). Quelques jours avant cette célébration (le 23 juin) c’était justement la Grande-Bretagne (élargie au Royaume-Uni) qui votait, signifiant sa volonté majoritaire de sortir de l’Union européenne. Sans se soucier vraiment des conséquences que cela pourrait avoir pour les autres membres de la « communauté ». Mais on sait qu’il ne faut guère attendre de solidarité entre les peuples en cette époque de repli sur soi. « L’enfer, c’est les autres », écrivait Sartre. Cette phrase continue d’alimenter ou justifier la xénophobie ambiante, alors qu’elle avait pour son auteur un tout autre sens : il voulait signifier l’importance cruciale que les autres, leur existence et leur jugement ont sur chacun de nous.

Ni plan A pour les Britanniques, ni plan B pour l’Union européenne

Les partisans du Brexit ne se sont pas davantage souciés des incidences du Leave sur leur propre devenir, ce qui est plus étonnant. Mais signifiant. Ils n’avaient pas imaginé de « plan A » pour leur pays devenu indépendant. Pas plus que l’Union européenne n’avait vraiment prévu de « plan B » dans cette hypothèse. Comme si dans une réaction infantile, 52% des europhobes et eurosceptiques britanniques avaient voté « pour de faux ». Comme si les Eurocrates de Bruxelles avaient voulu exorciser le mauvais sort en ignorant qu’il pouvait advenir.

A preuve, le désarroi affiché le lendemain dans les capitales ou sur les marchés financiers ou dans les entreprises. Et, surtout, au sein même du Royaume-Uni. Certains partisans de l’indépendance déclarant qu’ils s’étaient trompés et regrettant leur choix. D’autres estimant qu’ils avaient été trompés. Un scandale d’ailleurs confirmé par les aveux de mensonges de Boris Johnson et Nigel Farage, les deux principaux animateurs de la campagne en faveur du Brexit. Au point que le premier s’est retiré de la course pour briguer la place de David Cameron, démissionnaire, alors que c’était le principal motif de son implication opportuniste. Quant au second, leader du parti d’extrême-droite europhobe et anti-immigration (pardon pour les pléonasmes), il a décidé d’abandonner son poste, au prétexte assez étrange qu’il avait obtenu ce qu’il voulait et pouvait donc reprendre sa liberté.

A deux siècles d’intervalle, le parallèle entre le Royaume-Uni et les États-Unis est intéressant. Certains l’utiliseront pour démontrer que l’indépendance a plutôt bien réussi aux seconds, puisqu’ils sont devenus et demeurent encore aujourd’hui la première puissance mondiale. On leur rétorquera que c’est sans doute parce qu’ils se sont constitués en une fédération d’États plutôt qu’en une nation détachée du reste de la planète, au propre comme au figuré, et qu’ils ont participé aux grands mouvements du monde (y compris les plus tragiques). Une raison de plus pour imaginer que le fédéralisme pourrait être l’avenir de l’Europe et des États-nations qui la composent. En tout cas de ceux qui ont l’envie et les capacités d’en être, moins pour profiter des subventions que de l’effet de synergie qu’il permet.

Le mirage corse

Le mirage de l’indépendance existe aussi en France. Il sera omniprésent pendant la campagne présidentielle. C’est en Corse qu’il est le plus apparent, dépassant le simple « folklore » local. C’est ainsi que les élections régionales de 2015 ont amené les indépendantistes et « nationalistes » au pouvoir. C’est pour les rencontrer que Manuel Valls s’est rendu à Ajaccio, le 4 juillet également (mais la date n’avait sans doute pas à ses yeux une valeur symbolique). Leurs revendications concernent en particulier l’« amnistie des prisonniers politiques corses ». Des notions qui, selon le Premier ministre, ne figurent pas dans le droit français. « Ni prisonnier politique, ni amnistie ni oubli d'un crime grave. Respect de la loi et de l'humanité. Voilà fermement la ligne du gouvernement », a-t-il déclaré devant l'hémicycle (clairsemé) de l'Assemblée régionale.

Le contentieux porte aussi sur le statut de la langue corse, que les nationalistes souhaiteraient « co-officiel » au même titre que celui de la langue « française ». Ce qui signifierait au passage que la région ne l’est pas vraiment (française). Ou pas seulement. On se souvient en tout cas qu’au lendemain de sa victoire aux élections régionales, Jean-Guy Talamoni, président de l'Assemblée de Corse, avait prononcé son discours d’investiture en corse. Il avait aussi déclaré avec un humour censé faire passer la provocation : « La France est un pays ami », juste avant de faire chanter l'hymne corse aux élus. Oubliant que l’ami subventionne toujours très largement l’activité et les « exceptions » de cette partie sensible de son territoire. Son président n’a pas réclamé, semble-t-il, que ces aides soient réduites ou supprimées.
On ne pourra reprocher à Manuel Valls de reculer devant les difficultés qui s’accumulent depuis des mois autour de lui et de son gouvernement (même s’il a été contraint à plusieurs reprises de battre finalement en retraite). Après avoir subi les sociodrames du terrorisme, de la déchéance de nationalité, des inondations ou de la loi Travail, sans doute aurait-il préféré faire du tourisme dans l’île de Beauté que de la politique.

La grande illusion

L’indépendance est une notion a priori positive et salutaire. Celle de l’esprit est une qualité, rare à un moment où les pressions qui s’exercent sur lui sont de plus en plus nombreuses, et souvent insidieuses. Les sondages, les référendums ou les élections sont ainsi davantage des réactions à des frustrations, des résistances au changement de civilisation qui est engagé. Ou une volonté maladroite et inefficace de l’infléchir ou de l’éviter. Ce sont aussi des restitutions d’idées colportées par les médias, les réseaux sociaux et autre moyens contemporains d’information et d’influence, qui se substituent à la réflexion individuelle ou l’orientent, parfois la polluent. La complexité des questions actuelles explique le recours, souvent inconscient, aux réponses que l’on a perçues dans le bruit médiatique. Et que l’on a retenues pour des raisons que la raison n’a pas eu le temps d’examiner.

L’indépendance des nations, ou leur « souveraineté » (nostalgie de l’Ancien régime ou réflexe postrévolutionnaire selon les locuteurs) est ainsi une illusion. Elle est partagée, le plus souvent de bonne foi, par tous ceux qui n’ont pas compris que le monde ne sera plus jamais une mosaïque, mais une toile, avec plusieurs centres (ou nœuds), et de multiples fils interconnectés par des liens visibles ou invisibles.

Bien qu’elle dispose de solides atouts, la France n’a pas la capacité de constituer seule l’un de ces nœuds. Sa population pèse moins de 1% de celle de la planète. Son économie n’est ni dominante ni très performante. Elle a davantage la culture du confort que le culte de l’effort. Elle ne dispose pas à ce jour de ressources naturelles exceptionnelles et renouvelables. Elle ne peut donc qu’espérer faire partie d’un centre plus large et influent, qui la grandira et la motivera. Celui-ci ne peut être que l’Europe. Une Europe rénovée, réinventée, avec l’accord et la participation de chaque citoyen. Ce n’est pas seulement une opportunité, mais une nécessité. Ceux qui ne le comprennent pas rendent un très mauvais service au pays. Plutôt que de vouloir bâtir des murs, ils devraient expliquer qu’il faut construire des ponts. Car l’avenir du pays n’est pas vertical mais horizontal.

Gérard Mermet, le 6 juillet 2016 (chronique publiée sur le site wedemain.fr)