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Le darwinisme économique, réalité et opportunité

Belfort ne veut pas mourir. C’est le sens de l’opération « ville morte » que ses habitants ont menée samedi 24 septembre, en solidarité avec les travailleurs d’Alstom menacés par la délocalisation d’une usine au carnet de commandes vide. On comprend évidemment l’inquiétude des employés et de leurs familles, qui craignent de perdre leur emploi, ou celle des commerçants qui verraient disparaître une source de revenu. On comprend aussi le recours à l’« État-providence » (quasi-pléonasme dans notre pays), d’autant qu’il est actionnaire minoritaire de l’entreprise. On comprend enfin la volonté locale de faire pression sur le gouvernement afin qu’il tienne la promesse très vite exprimée par le chef de l’État puis le Premier ministre, de « trouver une solution ». Une promesse qui en rappelle immédiatement d’autres (les sites d’Arcelor Mittal à Florange, de PSA à Aulnay-sous-bois ou de Petroplus à Petit-Couronne…), qui n’ont pas été tenues.

Pourtant, au-delà du cas spécifique mais emblématique d’Alstom, on doit s’interroger sur l’attitude la plus efficace à adopter dans ce type de situation, sachant que bien d’autres entreprises et activités sont menacées par l’économie mondialisée. Plus largement encore, faut-il se battre à tout prix pour « maintenir » et rechercher le statu quo dans la vie économique et sociale ? Ou faut-il accepter (et, pourquoi pas, aimer) l’idée que les choses ne sont pas immuables et que les adaptations sont inévitables ? Tels sont en effet les termes, volontairement simplifiés, d’un débat essentiel qui traverse la société française et les responsables politiques.

Le statu quo intenable

Une première façon de répondre à cette question est d’observer lucidement l’histoire économique et sociale des peuples. L’exercice montre à l’évidence que le statu quo n’est pas tenable sur le long terme, et que le changement est la règle. Toutes les innovations techniques majeures ont eu des conséquences considérables sur la vie des êtres humains, depuis le premier feu qu’ils ont eux-mêmes créé (environ 500 000 ans avant J.C.) jusqu’à l’ordinateur (1936), en passant successivement par l’écriture (5000 avant J.C.), la roue (vers 3500 avant J.C.), le cadran solaire (1500 avant J.C.), le moulin à vent (700 avant J.C.), la charrue (300 avant J.C.), le moulin à eau (200 avant J.C.), les lunettes (1300), le canon (1313), l’imprimerie (1454), la pile électrique (1800), le train (1804), la bicyclette (1817), la photographie (1839), le téléphone (1876), la voiture (1883), l’avion (1890), la radio et le cinéma (1895), la télévision (1926), la bombe atomique (1945) et bien d’autres encore. Chaque fois, les « progrès » ont profité à ceux qui étaient en mesure de les utiliser et de les promouvoir. Ils ont au contraire nui à ceux qui les ont refusés, souvent au prétexte qu’ils modifiaient leurs habitudes. Et, surtout, ils n’ont pu être empêchés que très provisoirement par ceux qui les redoutaient.

Depuis trois siècles, les changements se sont accélérés avec l’avènement des « révolutions industrielles » (l’expression est attribuée à Adolphe Blanqui, frère d’Auguste et chantre du « libre-échange », 1798-1854). Leurs effets ont été encore plus marqués que par le passé en matière économique, sociale, démographique, sanitaire, culturelle ou politique. Ainsi, l’invention de la machine à vapeur (début du XVIIIe) a inauguré une nouvelle ère, comme la domestication de l’électricité (début du XIXe) ou l’exploitation à grande échelle du pétrole (milieu du XIXe siècle). Depuis les années 1980, l’accélération s’est poursuivie avec le développement du numérique. Comme les précédentes, elle trouve des applications dans l’ensemble des composantes de la production économique : services, industrie, agriculture.

La survie par l’adaptation

Des pans entiers de l’économie, en particulier de l’industrie, ont ainsi disparu sous les coups de boutoir de l’innovation technique et du durcissement de la concurrence, de la part d’abord des pays développés, puis émergents. Cette évolution a été chez nous baptisée « dumping social », ce qui témoigne d’une attitude plus résignée et défensive que volontariste et réactive. Tous les domaines d’activité se sont profondément transformés: automobile, aviation, chantiers navals énergie, sidérurgie, textile... Dans le processus, de nombreux acteurs ont été laissés au bord du chemin. Des entreprises ont fermé, alimentant depuis des années un taux de chômage croissant et préoccupant. Le cimetière des marques est rempli de noms ayant connu une période de gloire (parfois longue) avant de disparaître, lorsque les produits vendus sous leur appellation ont perdu de leur pouvoir d’attraction sur les consommateurs. Car ils étaient remplacés par d’autres, plus efficaces, moins chers ou plus « modernes ».

Le « darwinisme économique » est ainsi difficilement niable. « Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements. » écrivait dès 1838 le grand découvreur d’une des lois fondamentales de la vie. Elle s’applique aussi aux organisations humaines : entreprises, syndicats, partis politiques...

Cette loi fondamentale de la survie et du développement devrait inciter tous les acteurs concernés par l’économie à une attitude de réalisme. Car il est difficile de braver les lois de nature. Mais cela ne leur interdit évidemment pas de tout faire pour empêcher les difficultés de survenir, en s’efforçant de les prévenir. Le darwinisme économique n’est pas un fatalisme.

Le changement devenu exponentiel

Cette prise en compte de la réalité est d’autant plus nécessaire qu’il paraît extrêmement improbable que les tendances lourdes actuelles s’inversent, à commencer par la « technologisation » du monde. Ainsi, la « robotisation » des tâches ne concerne déjà plus seulement les chaines de montage des usines. Avec l’« intelligence artificielle », elle est appelée à bouleverser de nombreux métiers que l’on croyait préservés : secrétaire, journaliste, aide à domicile, consultant, gestionnaire de patrimoine, etc. Elle se développe même à un rythme exponentiel, illustré par la loi de Moore (doublement des capacités de calcul des ordinateurs doublée en moyenne tous les dix-huit mois). On sait aujourd’hui que bien d’autres innovations dite « de rupture » sont à venir. Elles vont plus encore bouleverser l’existant et obliger à des réactions rapides.

Il semble aussi peu probable que la mondialisation, autre tendance majeure, soit demain remise en question à cause des difficultés dont elle est porteuse (et qui sont perçues plus négativement par les Français que par tous les autres peuples, d’après de nombreuses enquêtes internationales) : accroissement de la concurrence ; mouvements de population ; nivellement des cultures et perte d’identité nationale ; extension des crises, épidémies ou guerres... Mais la mondialisation présente en contrepartie quelques avantages : élargissement des échanges ; harmonisation des pratiques ; amélioration générale du niveau de vie et de l’état de santé ; réponse de plus en plus commune à certains défis comme la préservation de l’environnement ou la lutte contre les maladies…). On peut ajouter que l’innovation technologique (notamment en matière de communication) ne fera que renforcer la mondialisation.

Le leurre du repli sur soi

Face à l’innovation accélérée et à la mondialisation, les mouvements de repli, de fermeture ou de protectionnisme, de plus en plus présents dans de nombreux pays dont le nôtre, seront impuissants. Ils ne pourront enrayer ou retarder durablement un processus probablement irréversible. Sauf à provoquer des tensions ou des guerres, qui favoriseront quand même l’innovation (notamment en matière d’armement) et la volonté de conquête territoriale, donc une forme (malheureuse) de mondialisation. Tout en appauvrissant et en décimant les populations concernées.

Pourquoi d’ailleurs vouloir empêcher les laboratoires de poursuivre leurs recherches et proposer de nouveaux objets ou services, qui induiront de nouveaux modes de vie ? C’est aux destinataires de ces innovations (individus et consommateurs) de décider in fine de ce qu’ils souhaitent en faire, dans la mesure bien sûr où ils sont objectivement informés de leurs usages possibles. Mieux vaut encourager chez nous ceux qui sont capables de rivaliser avec les créateurs et de conquérir des marchés, afin d’accroître la richesse (collective et individuelle), réduire le chômage et éviter d’être mis « hors jeu ». Mieux vaut pour cela ne pas demander à l’État de venir à la rescousse de ceux qui ne peuvent pas ou plus participer à la compétition. Il serait plus utile de lui demander d’être animateur-adaptateur-réformateur que réparateur-conservateur-consolateur.

Quant à la lutte contre la mondialisation, elle paraît également vaine, car inscrite dans l’Histoire, passée et à venir. Les procès fait aux multinationales ou aux migrants ne les empêcheront pas de continuer d’être présents sur notre sol ou de tout faire pour l’être. Les premières sont poussées par la nécessité du développement économique, les seconds par le besoin irrépressible (et compréhensible) de la survie. La construction de murs, les discours hostiles et le principe de « préférence nationale » ne dissuaderont pas les réfugiés de pays en guerre ou soumis à la famine de « débarquer » (au propre ou au figuré) dans le nôtre, tant qu’il restera bien plus riche à leurs yeux que ceux qu’ils doivent fuir.
Bien sûr, cela n’interdit pas de canaliser les candidats, de limiter leur nombre pour que leur intégration soit possible et acceptable par la population. Une population à laquelle on aura rappelé les Droits de l’Homme (que ses ancêtres, bien après les Gaulois, ont inventés) et les obligations qu’ils engendrent pour ceux qui en ont un peu plus que les autres. En précisant aussi qu’ils sont universels et non limités aux Français, moins encore à ceux qui seraient « de souche ».

De la même façon, les multinationales ne pourront pas être renvoyées « chez elles », puisqu’elles n’ont pas en réalité de territoire fixé et limité. Ce qui n’interdit en aucune façon de faire en sorte qu’elles paient leurs impôts comme les autres, et jouent avec les mêmes règles dans le grand jeu planétaire. Mais cela ne pourra être obtenu par un pays isolé et replié sur lui-même. La dimension européenne est le minimum nécessaire pour réussir.

La « mobilité », clé de l’avenir

Le réalisme est ainsi l’attitude préalable nécessaire pour faire face à l’avenir. L’une des conditions pour ne pas en être exclu et régresser est la mobilité, dans toutes ses dimensions. Intellectuelle pour les dirigeants et acteurs de l’entreprise, qui doivent penser le futur, envisager ses inflexions possibles et y réagir par l’innovation et la refonte de leur organisation interne. Idéologique pour les syndicats qui devraient accepter et accompagner le changement. Et considérer l’adaptation comme nécessaire et stimulante, plutôt que nuisible par principe. Géographique pour les employés touchés par les changements, qui pourront poursuivre leur vie ailleurs, d’autant plus facilement et heureusement qu’ils ne considèreront pas cela comme une catastrophe ou une punition. Culturelle, enfin, pour l’ensemble de la société, qui devra se faire à l’idée que la continuité n’est pas l’état naturel de la vie, et que c’est au contraire le changement qui est la règle. Et que le darwinisme économique n’est pas seulement une réalité, mais aussi une opportunité.

Gérard Mermet, 27 septembre 2016