La curation, avenir de l’Humanité ?
Les sociétés développées souffrent aujourd’hui d’un paradoxe
informationnel. Jamais l’information n’a été aussi accessible, sur tous
les sujets, en tout lieu, à tout moment. Mais jamais il n’a été aussi difficile de
contrôler, trier et valider les flux de données qui nous parviennent à chaque
instant, de façon volontaire ou subie. La société de communication est en
réalité une société d'incommunication, parfois d’excommunication (au sens
le plus souvent laïque du terme). Comment naviguer sans sombrer, nager
sans se noyer dans un océan numérique qui grignote de jour en jour la terre
ferme de l’information matérielle, solide, palpable à laquelle l’humanité de
l’ère pré Internet était habituée ?
Si l’homo sapiens est apparu il y a environ
300 000 ans, l’homo numericus n’a qu’une vingtaine d’années d’existence. Il
lui en faudra encore quelques-unes pour s’adapter à son environnement
bouleversé. Avant sans doute de se transformer en post-humain (ou
transhumain) lorsque les machines auront passé avec succès le test de
Turing et que nous aurons fusionné avec elles. Pour le meilleur ou pour le
pire, l'« individu augmenté » sera alors doté de capacités que nous n’osons
même pas imaginer aujourd’hui.
Dans ce nouveau monde organisé autour de la Toile, le moteur de recherche
est roi. Il est la clé qui permet d’ouvrir les vannes de la connaissance, de
répondre à toutes les questions (en théorie au moins), de satisfaire toutes
les curiosités, jusqu’à leur épuisement (ou, plus exactement, l’épuisement
des curieux). Au point que l’on ne peut imaginer vivre sans cet outil
indispensable, à la fois aide-mémoire, pédagogue, compagnon omniprésent
et omnipotent. Mais aussi parfois manipulateur (lorsqu’il nous oriente vers
des réponses commerciales présélectionnées), niveleur (lorsqu’il traite par
exemple à égalité Corneille le tragédien et Corneille le chanteur), impérialiste
lorsqu’il privilégie la culture américaine par rapport aux autres cultures,
qualifiées de « locales ». Parfois enfin hors la loi, lorsqu’il ne respecte pas la
vie privée, le droit d’auteur, ou se fait le relais d’informations fausses,
calomnieuses ou injurieuses (racistes, antisémites, terroristes,
pédophiles…). La « pertinence » et la « moralité » des informations ne
peuvent ainsi être assurées par les moteurs de recherche classiques,
généralistes, fondés sur des algorithmes complexes et opaques.
La nécessité se fait donc sentir aujourd’hui de disposer d’autres modes de
recueil, de traitement et de mise à disposition des informations, ne serait-ce
que pour répondre à des demandes plus pointues, moins générales, plus
personnalisées et « contextualisées ». Le besoin concerne à la fois les
professionnels et de nombreux particuliers, dont beaucoup sont devenus
experts dans certains domaines. L’enjeu est de mieux organiser les
connaissances. Elles ne sauraient en effet être le résultat de leur seule
notoriété auprès des Internautes et de leur ranking. Il est essentiel de
sélectionner les « bonnes » informations, de les garantir au moyen d’un label
reconnu et fiable, et de les rendre accessible à chacun dans un langage
« naturel ». C’est là le moyen de donner à l’Humanité un tronc culturel
commun à partir duquel elle pourra fonder son avenir, en mobilisant
l’intelligence collective et collaborative. L’information est l’outil premier de la
démocratie.
Si la capacité d’analyse des systèmes de traitement des Big Data est
indéniable et croissante, le défi est aujourd’hui de pouvoir fournir des
synthèses. Elles constituent en effet une demande croissante, un service à
très forte valeur ajoutée dans le monde de l’hyperinformation et de la
désinformation. Les acteurs (politiques, économiques, sociaux,
scientifiques…) ont besoin de comprendre le sens, de déceler les tendances,
d’identifier les signaux faibles, afin de pouvoir influer positivement sur les
mouvements des sociétés et rendre leur avenir non seulement acceptable
mais aussi désirable. C’est aussi le cas des simples citoyens, qui ne pourront
s’approprier les adaptations et les réformes nécessaires que s’ils participent
à leur invention.
Pour réaliser cette nécessaire prouesse, l’approche sémantique apparaît
comme le principal levier des moteurs de recherche de la prochaine
génération. Déceler le sens des mots et des signes, pratiquer une analyse
de contenu à la fois juste, compréhensive (au sens américain de globale) et
compréhensible (par tous) est en effet la condition pour ne pas subir
l’Histoire, avec ses conséquences sur l’évolution des valeurs, des relations
humaines, des modes de vie et de l’écosystème. Ces fonctions ne peuvent,
pour le moment au moins, être confiées aux seules machines, fussent-elles
« intelligentes ». Un individu isolé ne peut pas davantage les mettre en
œuvre ; il faut recourir à une communauté, seule capable de traiter de la
question complexe du sens en la divisant en sous-questions simples,
solubles par ceux qui disposent de la compétence spécifique. Cela ne
dispense pas de laisser jouer le hasard, dont on sait qu’il fait parfois bien les
choses. La sérendipité (résultat inattendu et heureux de croisements
multiples de données et d’interactions) est depuis toujours un moteur majeur
du progrès ; on lui doit par exemple la découverte de l’Amérique, l’invention
de la pénicilline, celle du Velcro ou du Post It. Le traitement, robotisé ou
« manuel », du Big Data permettra de plus en plus souvent mettre en
évidence des choses nouvelles et utiles, même si l’on en cherche d’autres,
ou si l’on ne cherche rien.
Ces activités nouvelles de recherche de sens, de synthèse, de mise en
perspective et en prospective ont trouvé un nom, d’origine américaine
comme il se doit : curation. Le concept, encore flou, renvoie aux notions de
sélection, diffusion et partage de contenus susceptibles de faire progresser
la connaissance et d’assurer un développement durable de l’Humanité. Son
étymologie (curare signifie soigner) traduit la prise de conscience de la
nécessité de prendre soin de notre avenir commun. C’est une excellente
nouvelle, à un moment où il apparaît menacé. La curation va bien au-delà
de la simple veille, plus statique, qui ne va guère au-delà de rassembler des
informations sans leur donner du sens et de la synergie. Elle sera à l’origine
d’une nouvelle organisation de la pensée. Elle engendrera de nouveaux
métiers, créant ainsi de nouveaux emplois. Elle favorisera le lien social et
l’implication individuelle, fera progresser la connaissance et engendrera de
nouveaux possibles. Curateurs de tous les pays, unissez-vous !
Gérard Mermet, préface au livre blanc Comprendre la curation de contenu, publié par Defineed (avril 2015)