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Exceptions, le mal français

La France : une géographie privilégiée, une histoire célébrée, des infrastructures diversifiées, une démographie préservée, un patrimoine culturel inégalé, une gastronomie appréciée, des services publics développés, une qualité de vie enviée… Cette liste (non exhaustive) des atouts nationaux, « innés » ou « acquis », est connue et reconnue. Ils ont sans doute permis au pays de se développer, de peser sur le monde dans le passé, plus modestement sur l’Europe depuis sa refondation après les désastres des deux guerres du XXe siècle. Mais les trop nombreuses « exceptions » qui nous caractérisent nous empêchent aujourd’hui de nous adapter au monde nouveau.
Des atouts devenus des handicaps
Ces singularités nous incitent par exemple à tout ramener à notre échelle. Mais celle-ci est rétrécie par notre culte de la « proximité », notre goût pour le « petisme », en réaction à la mondialisation que nous détestons plus que tout autre peuple (62% des Français disent ne pas aimer le mot, enquête l’Opinion-iTV/Ifop, mai 2015). Elles ont forgé aussi notre esprit de résistance (ou syndrome d’Astérix) à la fois systématique et systémique. Il explique que la plupart des projets de changement déclenchent chez nous la mobilisation des « contre », toujours nombreux et actifs dès lors que ces évolutions peuvent affecter leurs habitudes, mettre en question leurs certitudes. Sans s’interroger vraiment sur le bénéfice éventuel pour le pays, ils manifestent, se mettent en grève, polémiquent. Et, et de plus en plus souvent, cassent et sabotent pour créer des images fortes, qui seront diffusées en boucle par les médias. Des moyens qu’ils savent efficaces pour faire reculer les réformateurs et promoteurs du changement, et obtenir le retrait des projets annoncés (et parfois votés).
Ces réactions s’inscrivent dans une autre tendance lourde, celle de l’égologie, forme contemporaine de l’individualisme. Elle consiste à se concentrer en priorité sur soi, puis sur sa famille, sa tribu ou sa communauté, plutôt que sur l’intérêt général, au prétexte que les « autres » ne sont pas vertueux (à commencer par les acteurs de la société, largement déconsidérés dans l’opinion). La conséquence est la désignation de boucs-émissaires (étrangers, immigrés, patrons, politiciens…), qui permet de s’exonérer de toute responsabilité personnelle. Elle incite à vivre « entre soi », à privilégier la conservation plutôt que l’innovation et l’adaptation. Le fameux principe de précaution, autre singularité nationale, témoigne de cette peur collective du changement, qui frise souvent la paranoïa. Il paralyse plutôt que de stimuler.
C’est ainsi que la société contemporaine est devenue « mécontemporaine » : 70% des Français estiment que « c’était mieux avant» (enquête Sopra-Steria/Ipsos, avril 2015). Elle est en réalité une « non-société », en même temps qu’une « société du non », plus prompte à critiquer, invectiver, condamner qu’à écouter, débattre, proposer. Une large majorité de nos concitoyens considère d’ailleurs que les valeurs du triptyque républicain ne sont plus en application : la proportion atteint 80% pour l’égalité, 75% pour la fraternité et 43% « seulement » pour la liberté (enquête Harris Interactive pour les éditions de l’Archipel, janvier 2014) !
Le tabou des « avantages exquis »
D’une manière générale, l’objectif des individus, groupes ou corporations concernés par les changements est de préserver les avantages acquis (que l’on pourrait rebaptiser « avantages exquis ») dans tous les domaines : travail, revenus, santé, éducation, loisirs, allocations, retraites… Peu importe que le contexte actuel soit totalement différent de celui dans lequel ils ont été conquis.
Les solidarités sont plus souvent « sélectives » que collectives. Et chacun oublie que, dans un jeu à somme quasi nulle (absence de croissance), ce qui est obtenu par les uns est prélevé sur les autres. Car pour dépenser toujours plus, l’État n’a d’autre choix que de lever toujours plus d’impôt. L’État peut aussi accroître son efficacité, comme cela a été effectué ailleurs, mais les Français ne l’encouragent guère à le faire, de peur qu’il réduise la protection sociale, à laquelle ils sont très attachés. Reste la « solution » de l’endettement, largement utilisée depuis plus de vingt ans. Mais on découvre tardivement qu’elle fait peser sur les jeunes générations un poids moralement inacceptable et pratiquement ingérable.
Ces exceptions, dont beaucoup de Français continuent de se glorifier, nourrissent un irréalisme généralisé. Il est la conséquence d’une « myopie collective », défaut de la vision de loin très dommageable à un moment où il faut pouvoir observer et décrypter le monde en plan large.
L’accommodement avec la morale
Fait aggravant, la vie individuelle et collective se déroule sur fond d’amoralisme, propension à s’accommoder des manquements, petits ou grands, à la morale, à la loi ou aux règles implicites de « civilité ». Dans une enquête réalisée dans 25 pays en 2005, les Français arrivaient en 23e position dans leurs réponses à la question posée sur ce thème : « Est-il toujours injustifié de tricher pour obtenir des avantages sociaux » (enquête Sopra-Steria/Ipsos, avril 2015) ? ». Avec 39% seulement de réponses affirmatives, ils n’étaient suivis que par les Slovaques et les Grecs, et se situaient très loin derrière les Danois (85%), les Suédois (78%) ou les Néerlandais (77%). « Après moi le déluge », se disent certains, qui veulent « profiter » du temps présent, avant qu’il soit trop tard…
Cette liste de nos exceptions et records est loin d’être exhaustive. On pourrait ajouter pêle-mêle nos 36 658 communes au 1er janvier 2015 (et, de façon plus anecdotique, nos 30 000 ronds-points, six fois plus qu’en Allemagne), nos 22 régions d’avant la réforme territoriale (et leurs « hôtels » souvent opulents), l’épaisseur de notre Code du Travail (3 689 pages en 2005, contre environ 1 000 en 1990 et un peu plus de 100 pages pour le code suisse), notre faible durée du travail sur une vie active (moins de 6 années pleines pour un homme sur une durée de vie moyenne de 78 ans), soit 11% du temps éveillé d’une vie contre 42% en 1900 (estimation Francoscopie), la loi Lang sur le prix unique du livre, les subventions au cinéma national, les quotas de chansons françaises sur les radios, la proportion de fonctionnaires (et le financement partiel de leurs retraites par les salariés du privé), le nombre et les montants des prestations sociales (32% du PIB contre 22% en moyenne dans les pays de l’OCDE), la dieselisation du parc automobile (62%), la part du nucléaire dans la production d’électricité (76%), le très faible taux de syndicalisation (6% des actifs), le système des "Grandes Écoles", et bien d’autres encore…
Pour sortir de l’impasse, l’union nationale
Il ne s’agit pas ici de prétendre que la France doit renoncer à toutes ses exceptions, au nom d’une harmonisation avec les autres pays développés qui serait obligatoire et forcément salutaire. Mais nous devons accepter de débattre objectivement de chacune d’elles, sans prisme idéologique, en observant les pratiques des autres pays et leurs résultats en comparaison des nôtres. Lorsqu’une exception n’est plus justifiée (car trop coûteuse, inégalitaire, contre-productive…), elle doit être remise en question sans que cela provoque un drame national. Avec la possibilité de la modifier ou de la supprimer (définitivement ou temporairement).
Ce processus, habituel dans de nombreux pays, ne l’est pas du tout chez nous, car les acteurs concernés (responsables politiques, chefs d’entreprise, experts, syndicalistes…) sont souvent dans l’incapacité de discuter et d’innover pour le bien de la collectivité. Pour rendre la discussion possible, il faudra d’abord rétablir le lien de confiance entre eux et les citoyens. Cela implique qu’ils donnent l’exemple, qu’ils cessent de s’opposer systématiquement et souvent stupidement (57% des Français estiment qu’entre la droite et la gauche, les différences ne sont pas importantes, et 76% qu’elles se sont en outre rapprochées ). Ce que l’on attend d’eux est qu’ils donnent la priorité à l’intérêt général plutôt qu’à leur carrière (ils s’apercevront alors que les deux vont de pair).
L’union nationale apparaît aujourd’hui comme la seule issue possible à l’impasse politique, économique, sociale et identitaire dans laquelle nous nous trouvons. À défaut, ce sont les idéologies extrêmes qui tireront leur épingle du jeu (et les rideaux autour de la nouvelle ligne Maginot qu’ils construiront), entraînant la France dans une aventure périlleuse, dont elle mettra longtemps à se remettre.
Une autre condition est que les citoyens participent au processus d’adaptation, afin de s’approprier les réformes qui en seront issues, accepter et faciliter leur mise en œuvre. Cela implique de les responsabiliser (plutôt que les infantiliser). En créant par exemple une Assemblée citoyenne représentative, consultative et délibérative sur les grandes questions de société, sorte de « troisième chambre » nécessaire à la réhabilitation et au bon fonctionnement des deux autres. C’est ainsi que nous pourrions renouveler la démocratie (dont 76% des Français considèrent qu’elle « fonctionne mal et ne représente pas bien [leurs] idées » ) et redresser notre pays. Une façon de confirmer (positivement) son caractère « exceptionnel ».
Gérard Mermet, 1er octobre 2015