Choisir le sursaut plutôt que le saut dans le vide
C’est en 2010 que Stéphane Hessel publia son fameux opuscule (Indignez-vous ! ) qui fit date. Homme de gauche attaché au programme rédigé le 15 mars 1944 par le Conseil national de la Résistance, il déplorait que ses promesses n’aient pas été mises en œuvre par les dirigeants du pays.
Quinze ans après, la situation de la France a de quoi indigner tous les Français, quelle que soit leur sensibilité politique. Se situer tout entier d’un côté ou de l’autre de l’échiquier politique signifie d’ailleurs être « hémiplégique », en n’utilisant qu’une partie de ses capacités (de raison ou d’émotion), en refusant d’entendre ce que les autres pensent et proposent. Ce n’est pas la bonne attitude. Nous constatons depuis plus d’un an, de façon caricaturale et tragique, à quoi conduisent les postures partisanes.
Sept grands défis à relever
La question n’est plus en effet de savoir de quel côté se trouvent les solutions aux sept grands défis du moment : environnemental (réchauffement climatique, dégâts engendrés par les énergies fossiles, manque d’eau…) ; économique (endettement, déficits budgétaires, faible croissance…) : démographique (dénatalité, vieillissement, immigration non maîtrisée…) ; social (violences, incivilités, inégalités…) ; sécuritaire (guerres, terrorisme, faiblesse de l’Union européenne…) ; politique (défiance, absence de majorité, suradministration…), technologique (risques induits par l’intelligence artificielle, la robotisation, les biotechs…). L’heure n’est donc pas aux postures, aux gesticulations et à la division. Elle est à la réconciliation, à l’action collective et à la raison.
Pour cela, nous devons nous rassembler, et trouver des compromis intelligents, créatifs, synergiques (lorsque le tout est supérieur à la somme de ses parties) et mobilisateurs. Cela implique d’oublier, au moins provisoirement, les idéologies qui sont autant de bornes, d’œillères, d’« assignations à résidence ». Et de considérer que l’intérêt collectif prime largement sur l’intérêt individuel. C'est-à-dire accepter de faire des efforts réels, voire des sacrifices pour que la France retrouve son rang dans le monde, en pensant au présent mais aussi à l’avenir.
Irresponsabilité, irréalisme, irrationnalité
La réalité actuelle est bien différente. Les supposés « responsables » des partis politiques ne cessent de s’affronter, par principe ou par habitude, et se montrent totalement irresponsables. Ils sont essentiellement préoccupés de leur carrière personnelle et/ou de la victoire en 2027 de leurs idées, le plus souvent inadaptées aux transformations du monde. Les partis « modérés » sont immobiles et incapables de s’entendre entre eux, parfois même en leur sein. Les partis extrémistes sont irréalistes dans leurs propositions et leurs promesses, qui ne feraient qu’accroître les difficultés et repousser encore les solutions. Les dirigeants sont très souvent irrationnels, niant la réalité des chiffres et leur gravité (dette nationale insupportable, financement des retraites non assuré, inefficacité de l’État…), expliquant à leurs électeurs que les problèmes n’existent pas, ou que c’est aux « autres » de les résoudre.
Le résultat est une société de plus en plus fracturée, rigide et violente. Les citoyens sont pour la plupart mécontents, frustrés, effrayés par le chaos qu’ils sentent venir, mais qu’ils n’osent affronter. Beaucoup hésitent, s’efforcent de conforter leurs convictions (innées ou acquises) et se montrent vulnérables aux « vérités alternatives » qui circulent de plus en plus. Ils en veulent aux gouvernants actuels ou passés, qu’ils jugent seuls responsables des erreurs accumulées depuis des décennies.
La défiance est partout ; elle profite à ceux qui n’ont encore jamais gouverné et promettent la lune, sans se rendre compte qu’ils ne pourront rien apporter sans écouter et prendre en compte les autres points de vue. Car aucun parti ne détient à lui seul toute la vérité. Et même s’il la détenait, il ne pourrait la faire partager par tous. Des compromis sont donc nécessaires, pour réfléchir ensemble, proposer ensemble, mettre en œuvre ensemble. Beaucoup d’autres pays y sont parvenus, en Europe ou ailleurs. Pourquoi la France en serait-elle incapable ?
Anomie et anomie
L’état des lieux, comme celui des forces en présence, se résume en un seul mot : anomie. Une absence tragique de valeurs partagées par une large majorité des citoyens, qui leur serviraient de guides pour se doter d’une identité nationale et s’engager dans l’avenir avec confiance. Cette anomie sociale est la cause de l’anémie économique, politique et démocratique qui nous ronge. Une spirale infernale dans laquelle nous sommes entrés depuis des années, et dont nous ne pourrons sortir qu’en nous réconciliant, en oubliant les promesses irresponsables, irréalistes, irrationnelles.
Une (dernière ?) chance nous est offerte aujourd’hui par le Premier ministre en place. Qu’on l’apprécie ou non, François Bayrou a eu le mérite de travailler, le courage de nommer les menaces qui pèsent sur nous et de proposer des mesures concrètes pour remettre le pays sur des rails et lui donner des perspectives. Il a eu aussi l’honnêteté (et l’habileté, qui risque de s’avérer tardive et insuffisante) d’ouvrir son projet aux critiques, suggestions et contre-propositions. Il se dit notamment prêt à revenir sur une mesure qui heurte de front l’opinion : la suppression de deux jours fériés, qui seraient travaillés mais non payés. Elle est jugée inacceptable par une population plus attachée au confort et au loisir qu’à l’accomplissement de soi par le travail. Elle serait a priori bonne pour la croissance, mais elle ne permettrait pas d’accroître le pouvoir d’achat, revendication forte.
Le pouvoir sous-estimé des symboles
Une autre mesure est en revanche massivement souhaitée par les Français : demander une plus forte contribution financière à l’effort collectif aux ménages les plus aisés. Il faut comprendre qu’il s’agit là d’un symbole extrêmement fort, attendu par une grande majorité de ceux qui appartiennent aux classes moins favorisées. Il constitue sans doute même pour eux la condition de leur propre participation, à leur échelle, au « Grand Sursaut » nécessaire. Ce n’est donc pas qu’un moyen pour ceux qui se sentent « pauvres » de se défausser sur les « riches ».
Il est vrai qu’une ponction sur les revenus et/ou les patrimoines des mieux lotis (à partir d’un seuil à définir…) aurait peu d’impact sur leur train de vie. Elle témoignerait en revanche de leur solidarité en ce moment particulièrement difficile où le pays peut choisir de sauter dans le vide plutôt que de retrousser les manches. Il serait par ailleurs dommageable que les personnes concernées considèrent l’effort demandé comme une punition et préfèrent quitter le pays pour des raisons d’intérêt personnel (des moyens législatifs pourraient l’éviter…). Ce pourrait être alors le prétexte à un refus collectif de tout effort individuel de la part des moins aisés. Les conséquences seraient bien plus difficiles à vivre que la mise en place d’un Grand Sursaut national…
L’indignation doit faire place à l’action
Il est normal (et même sain) de nous indigner de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, et de l’absence apparente de volonté d’en sortir ensemble. Mais l’indignation seule est mauvaise conseillère. Nous devons surtout agir, de façon réaliste, rationnelle et responsable. Nous aurions tort de nous contenter de désigner des boucs-émissaires, d’autant que les responsabilités sont partagées. Nous devons aussi nous garder d’écouter les marchands de sommeil ou de rêves. Seuls à la barre, ils ne pourraient qu’aggraver notre crise existentielle. Mais nous ne devons pas les ignorer, car ils représentent une partie croissante de l’opinion, de plus en plus sensible aux inégalités. Lesquelles tendent à s’accroître, comme en témoignent de nombreux indicateurs.
Ainsi, nous ne règlerons les 7 Grands Défis évoqués plus haut qu’en nous rassemblant, en accroissant le « bien commun » et en le partageant équitablement. Souvenons-nous que le statut de citoyen implique des droits, mais aussi des devoirs. Donnons donc à la France une chance de sortir de l’impasse, plutôt que de de faire un pas de plus vers l’abîme. Nous aurons en contrepartie l’énorme satisfaction d’avoir sauvé notre pays de la ruine ou de l’humiliation. Sans doute de l’une et de l’autre à la fois.
Tribune de Gérard Mermet publiée sur le site Atlantico.fr le 28 août 2025