Charlie et après…
En anglais, manifestation se dit demonstration. C'est sans doute le mot le plus approprié pour qualifier ce qui s'est passé dimanche 11 janvier 2015. Le rassemblement de la nation fut en effet une démonstration de force magistrale, qu'aucun incident ne vint pour une fois troubler. Une réaction sans ambiguïté à la barbarie et à l'abjection. Une réussite collective inédite et précieuse, car porteuse de sens et d'avenir, si l'on parvient à prolonger cet état de grâce. Les Français ont en effet montré qu'ils pouvaient se réconcilier, au moins pour un jour, après des années marquées par la montée de la défiance, de la colère, de la frustration, de la déception, de la désespérance. Se réconcilier aussi avec les institutions et les gouvernants, qu'ils ne cessent habituellement d'accuser d'incompétence, d'incapacité ou de faiblesse.
Cette journée magique et romantique peut-elle être alors le début d'une nouvelle époque, qui permettra de résoudre les problèmes du pays, bien au-delà du terrorisme, dont on peut penser qu'il n’est pas aujourd'hui le plus grave (et espérer qu’il ne le sera pas non plus demain) ? Ne sombrons pas dans l'angélisme et le « bisounoursisme ». Des millions de citoyens ont écrit ensemble une magnifique page d'histoire ; il faudra réunir quelques conditions pour qu'elle soit le début d’un chapitre entier, et glorieux, du Roman national.
La première condition est que les Français, qui savent se retrouver dans l'émotion (en 1944, 1998, 2015 ou le temps d'un Téléthon…) ou dans le refus (de la violence, mais aussi des réformes et des sacrifices qu'elles impliquent) fassent preuve de la même unité dans la raison et dans l’action. Cela suppose d'abord que les différents acteurs de la société (partis et dirigeants politiques, institutions, responsables économiques, syndicats, médias…) se mettent vraiment, et si possible exclusivement, au service de l'intérêt général. Et qu'ils envoient aux citoyens des signes crédibles d'exemplarité, de confiance, de compréhension. Cela nécessite que les citoyens sortent à leur tour du déni et du dénigrement. Qu'en contrepartie des droits qu'ils défendent ou revendiquent, ils s'imposent quelques obligations, morales et pratiques : responsabilité à l’égard de la collectivité, des générations futures et de la planète ; participation à l'effort général ; respect et bienveillance à l'égard des « autres ». Ainsi, le droit à l'expression, à la critique ou à l'impertinence, gagnerait sans doute à être assortie d'une réflexion sur le fond et la forme qu'elles peuvent afin de ne pas meurtrir les destinataires (directs ou indirects) dans leur esprit ou dans leur âme. Toutes les démocraties n'ont pas les mêmes réponses à cette question, ce qui justifie qu'on se la pose.
L'union nationale demande aussi que chacun accepte l'idée même de mettre en doute ses propres opinions et convictions : si elles ne sont pas unanimement partagées par les autres, qui ne sont pas forcément incultes, ignorants ou méchants, n'est-ce pas le signe qu'il ne peut y avoir de certitude absolue dans un monde complexe ? Ou qu'il peut exister plusieurs réponses, attitudes, comportements également acceptables. Alors, il faut en débattre sereinement et dans un esprit positif, faire preuve d'humilité et d'ouverture d'esprit en acceptant d'expérimenter des solutions proposées par les « autres », lorsqu'on n'a pu les convaincre que les nôtres sont meilleures. Puis aider en toute bonne foi à les mettre en place et à les évaluer. Et avancer ainsi, par essais et erreurs, dans l'unité et la bonne volonté.
Cette attitude de tolérance et de remise en cause vaut aussi pour les questions religieuses. L'islam devra ainsi définir plus précisément ce qu’il est, les modes de vie qu'il recommande ou "impose", accepter sans ambiguïté les principes de la République dans laquelle il s'intègre, désigner des représentants indiscutables et indiscutés. Ce sont les conditions pour que cessent les malentendus. De son côté, la République devra s'interroger sur son identité et sur sa définition de la laïcité.
Toutes les parties prenantes du pays, des citoyens aux partis politiques, en passant par tous les corps intermédiaires, devront ainsi participer au redressement national pour qu’il se produise. Cela nécessite une refonte de la démocratie. Le peuple devrait y jouer un rôle majeur, car il en est le fondement et la finalité, et parce qu'il dispose aujourd'hui de nouveaux pouvoirs dans la « société horizontale » issue de la révolution numérique. Il devra à la fois encourager les dirigeants, élus et intermédiaires, et faire pression sur eux pour qu'ils se montrent à la hauteur des enjeux, abandonnent eux aussi leurs certitudes, engagent de véritables débats, et soient les vecteurs privilégiés de l'union nationale nécessaire.
Ce sont là quelques pistes et conditions pour conserver, prolonger et même amplifier l'élan magnifique du 11 janvier. Pour redresser le pays, il fallait d'abord redresser la tête. Après nous être sentis symboliquement Charlie, nous devons trouver de bonnes raisons de nous sentir véritablement et fièrement Français. Mais aussi européens, car l'Europe devrait nous aider à inventer notre avenir. Et citoyens du monde, car nous l'habitons et en avons provisoirement la responsabilité.
Gérard Mermet
12 janvier 2015