Argent, inégalités, provocations
Si le sport est bon pour la santé, celui de haut niveau est excellent pour le portefeuille. Et le mot est faible : le basketteur français Rudy Gobert, qui joue aux États-Unis en NBA, vient de signer un contrat d’un montant de plus de 23 millions d'euros (brut, mais son imposition sera sans doute « optimisée »). Plus de 65 000 euros par jour ! L’équivalent de ce que gagne un smicart français en travaillant 1 307 jours (soit 3,6 années, si sa carrière n’est pas interrompue avant par le chômage).
Sans parler des 767 millions d’êtres humains (un Terrien sur dix) qui vivent avec moins de 2 dollars par jour ; ceux qui sont au « maximum » (1,8 euro) devraient travailler au moins 36 100 jours pour cumuler le salaire quotidien du basketteur, soit 99 ans. C’est-à-dire plusieurs vies, compte tenu de la faible durée moyenne de la leur.
Et pourtant, Rémy Gobert, devenu le sportif français le mieux payé au monde, pourrait se considérer comme « pauvre », comparé aux footballeurs les mieux dotés. Cristiano Ronaldo arrive en tête avec 51 millions d’euros par an, soit 140 000 euros par jour, sans compter les contrats complémentaires (publicité, sponsoring…). Le smicart devra alors travailler 2 900 jours, soit 8 années, le miséreux du tiers monde 80 181 jours, soit 220 ans…
Une inflation sidérante
Quelques chiffres encore, pour montrer à quel point ces écarts ont augmenté en un demi-siècle, dans les disciplines sportives les plus médiatisées, football en tête. Dans les années 1960, un joueur comme George Best, légende nord-irlandaise, percevait l'équivalent de 100 000 euros actuels par an. Dans les années 1980, Michel Platini, étoile française de l’époque (elle brille un peu moins depuis quelques mois) gagnait trois fois plus : 300 000 euros. Une misère comparée aux gains obtenus dans les années 1990 par Zinedine Zidane, autre gloire nationale (passée depuis à l’étranger) : 7 millions. Devenu entraineur du Real de Madrid, c’est lui qui dirige maintenant Ronaldo, lequel gagne 7 fois plus que son coach à l’époque. Et ce dernier ne perçoit plus « que » 5,5 millions d’euros (presque 5 fois moins que son joueur) dans sa nouvelle fonction (un revenu quand même doublé cette année, pour cause de bons résultats). L’inflation des revenus sportifs a donc connu une inflation fulgurante, sidérante et inquiétante, liée principalement à celle des droits de retransmission des compétitions.
Inacceptable et injuste
On pourrait multiplier à l’infini ces chiffres et comparaisons, qui mettent en lumière (ou plutôt en « années-lumière) des écarts incommensurables entre les individus. Quittant le terrain sportif, on pourrait élargir le champ de vision aux revenus des grands patrons, des stars de cinéma, de la chanson, de la télévision ou de quelques autres activités moins visibles. Les écarts seraient aussi vertigineux. On ne sait d’ailleurs quel adjectif utiliser pour les qualifier. Indécent est banal, choquant insuffisant, scandaleux un peu galvaudé. Inacceptable serait plus approprié. Injuste serait finalement plus… « juste ».
Mais qu’en pensent les Français qui touchent le salaire minimum ou des allocations de simple survie, lorsqu’ils entendent ou lisent les chiffres des « gros salaires » ? Si la plupart s’étranglent, à juste titre, en apprenant les niveaux de revenus de certains grands patrons du CAC 40 (ou leurs « indemnités » lorsqu’ils s’en vont), on ne les entend guère condamner ceux de leurs champions. Sans doute parce qu’à leurs yeux ils ont plus de « mérite ». Car ils viennent de plus loin, n’ont pas été dans les « grandes écoles », et parce qu’ils peuvent ainsi plus facilement s’identifier à eux. L’idée qu’ils gagnent leur vie avec leurs pieds ou leurs mains plutôt qu’avec leur tête leur paraît alors une sorte de revanche sur le sort. Peut-être faudrait-il, pour qu’ils prennent conscience de ces inégalités, afficher sur les écrans géants des stades les sommes perçues par chaque joueur, du coup d’envoi au coup de sifflet final. En les comparant à celles qu’auraient gagné les supporters des tribunes modestes, dans le même temps…
Plus on monte sur l’échelle de l’argent, plus l’écart relatif est grand
Si les écarts s’accroissent dans le temps, on constate aussi qu’ils évoluent différemment selon les tranches que l’on compare dans l’échelle ou la pyramide de l’argent gagné (revenus) ou, plus encore, de celle de l’argent accumulé (patrimoines). Les écarts sont d’autant plus élevés que l’on compare des « quantiles » de plus en plus fins. De sorte qu’ils s’accroissent non seulement en valeur absolue, mais aussi en valeur relative. Concrètement, cela signifie que l’écart qui sépare le premier millième de l’échelle au dernier millième est plus grand que celui existant entre le premier centième (ou centile) et le dernier, lui-même plus grand que celui qui sépare le premier et le dernier décile (dixième de la population), etc.
Une question de chance
Ces fossés de plus en plus gigantesques lorsqu’on monte l’échelle de l’argent sont-ils acceptables dans un pays où la notion d’égalité est inscrite dans la devise républicaine ? La réponse, instinctive ou réfléchie, ne peut être que non. A l’appui de cette affirmation, trois arguments principaux :
. Il paraît bien difficile, philosophiquement et moralement, d’accepter l’idée qu’une personne « vaille» 80 000 fois plus qu’une autre (le miséreux du tiers monde et le grand footballeur). A quel titre ?
. L’importance des inégalités est aujourd’hui mesurée et connue de tous grâce aux médias, ce qui les rend évidemment plus insupportables que lorsqu’elles étaient ignorées. L’argent plus visible engendre le voyeurisme et la frustration.
. Nous ne sommes plus à l’époque où il paraissait « naturel » à chacun de rester à la place où le « sort » (lieu de naissance, famille, environnement culturel, héritage…) l’avait placé. La France a même fait une Révolution pour que cela change, et rédigé la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen qui précise d’entrée que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. ». Il faudrait seulement préciser que les femmes sont des « hommes » comme les autres, au sens de la Déclaration.
Comment ne pas reconnaître en effet que ceux qui atteignent le plus haut niveau dans leur spécialité ont surtout eu de la « chance » ? Chance d’avoir été repérés, aidés, formés, alors que d’autres ne l’ont pas eue. Chance d’exercer dans une spécialité rémunératrice. Chance d’’avoir en eux les capacités physiques et/ou mentales (innées ou acquises très jeunes dans leur milieu familial ou social) de devenir les meilleurs. Ils ont certes dû travailler pour se hisser au sommet. Mais beaucoup de personnes modestes ont dû aussi beaucoup travailler, souvent bien plus durement, pour gagner beaucoup moins.
Injustices et provocations
Ces inégalités sont de plus en plus vécues par ceux qui les subissent comme des injustices, et même des provocations. C’est ce qui explique que beaucoup de Français ne sont pas prêts aujourd’hui à faire des efforts pourtant nécessaires, tant qu’elles ne seront pas réduites. Chacun sachant qu’elles ne pourront être supprimées, car ce nivellement serait sans doute démobilisateur et paralysant, tant que l’homme aura besoin d’avoir plus et continuera de mesurer son « bonheur » par des critères souvent matériels, et à l’aune de celui des autres.
On se tromperait lourdement en pensant que c’est là un raisonnement marqué politiquement à « gauche », au prétexte que l’égalité fait partie de son fond de commerce. La « droite » est sensible, elle, à l’« équité », qu’elle revendique comme une forme plus « réaliste » d’égalité, qui passe par la liberté, y compris celle de s’enrichir. Aucun des deux bords, en tout cas, ne pourra réussir à réconcilier les Français et à mettre en place la nécessaire adaptation du pays s’il ne résout pas ce problème fondamental. Réduire les inégalités, en améliorant le sort des plus modestes et en limitant les abus dans la situation des plus aisés.
Gérard Mermet, 2 novembre 2016