Savoir émotion garder
On peut dénoncer à juste titre le poids excessif de l’émotion dans nos comportements nationaux. Elle était patente lors des sociodrames qui ont accompagné il y a peu le projet de déchéance de nationalité ou celui de la loi Travail, comme elle l’a été en bien d’autres occasions (de Mai 68 au référendum de 2005, en passant par les blocages de décembre 1995).
Il est cependant des moments où l’émotion peut être bonne conseillère. Pas la colère, qui a comme l’affirme le dicton l’effet inverse. Je parle ici de la sensation « positive » qui nous envahit et nous réchauffe le cœur lorsque le monde nous paraît beau, débarrassé de la méchanceté, de la cupidité ou de la jalousie, et que l’on oublie les menaces qui pèsent sur lui. Lorsqu’il nous rapproche des autres êtres humains, que l’on considère alors enfin comme nos « semblables ». Lorsque par exemple l’équipe nationale de football se comporte dignement dans une compétition internationale. Et qu’elle parvient même, sommet de l’ivresse, à la remporter.
L’émotion pour conduire à la raison
L’émotion collective est alors un socle sur lequel on peut bâtir la nécessaire réconciliation nationale. Et obtenir paradoxalement de chaque individu un comportement raisonnable lorsqu’on le met en face d’un sujet important, extérieur à la cause de l’émotion qui le rapproche des autres. Elle peut alors permettre d’engager des débats apaisés sur les décisions à prendre, les réformes à mener pour que le pays sorte de la crise profonde dans laquelle il est plongé. En laissant au vestiaire les préjugés, les prismes idéologiques, les soupçons ou les antinomies envers les autres parties prenantes. On rêve ainsi que les « partenaires sociaux » ne se comportent plus en adversaires, et qu’ils placent au-dessus de tout l’intérêt général plutôt que corporatiste, guidés en cela par les attentes exprimées par l’ensemble des citoyens plutôt que de leurs seuls mandants.
Cette utopie n’en est pas vraiment une. Ce serait là un moyen pour eux de redorer leur image, de retrouver la confiance qui leur fait défaut. Et de servir la France en défaisant les nœuds qui empêchent de la libérer de ses liens. Cette liberté de mouvement (qui n’est pas ici une promotion déguisée d’un « libéralisme » à tout crin) est la première étape, nécessaire, pour mettre en question les certitudes, acquises à d’autres époques, dans d’autres contextes. Pour mette en cause les habitudes, dont certaines interdisent par principe tout changement. Pour modifier les attitudes, celles notamment qui empêchent de débattre, d’entendre et éventuellement prendre en compte les arguments de l’interlocuteur. Pour accroître aussi les aptitudes de chacun à intégrer le réel et à évoluer. Pour prendre enfin de l’altitude face aux événements, plutôt que de garder le nez sur le guidon. Il ne s’agit pas en effet de privilégier le court terme en maintenant les « acquis » d’hier, qui sont souvent générateurs des inégalités d’aujourd’hui et qui le seront des conflits de demain.
Faire mentir le passé
On se prend donc à rêver que l’épopée de l’équipe de France à l’Euro 2016 soit le déclencheur d’une volonté collective de « gagner ». Contre l’adversité, qui est le pire adversaire. Mais en agissant cette fois à l’échelle individuelle, tout en comptant sur les autres. Y compris ceux qui ne sont pas du même avis, car ils détiennent probablement une partie de la « vérité ». Et il faudra leur appui pour décider et appliquer les changements, afin de redresser le pays.
Mais notre histoire récente a montré à plusieurs reprises que l’émotion collective ne suffit pas pour créer l’union sacrée. On l’avait constaté après la victoire à la Coupe du monde de 1998, dont l’effet a été éphémère (voir Chronique du 14 juin sur « L’effet Euro »). On l’a surtout vérifié, dans un tout autre contexte, bien plus émouvant encore, lors des attentats de 2015. Le rassemblement (presque) unanime de la population contre la terreur fut de courte durée, comme le sentiment d’appartenance à une collectivité nationale soudée et capable de réagir dans l’union, lorsque la Patrie est en danger.
Exit donc la volonté de répondre avec dignité et efficacité aux défis du moment. Les Français ont vite retrouvé leurs vieux démons, désignant des « boucs-émissaires » et se focalisant sur leurs revendications personnelles, communautaires ou corporatistes. Ils furent aidés en cela par les acteurs de la vie politique et sociale. C’est ainsi que l’on vit en quelques jours le consensus national (« Tous Charlie ») exploser, et laisser place au « chacun pour soi » ou, pire encore, au « chacun pour moi ». Les responsables politiques, notamment ceux de l’opposition, ont largement contribué à ce retournement, ne voulant pas faire le jeu de la majorité et être complices de son retour en grâce. Il n’est pas certain que leurs électeurs leur en soient gré, si l’on examine l’image et la popularité de ceux qui ont pris ces initiatives.
Agir soi-même plutôt que par procuration
Comment faire alors pour que la mobilisation soit durable et bénéfique ? En se rappelant ces occasions manquées et en décidant que les choses se passeront différemment cette fois. En s’impliquant à titre personnel dans les changements nécessaires, plutôt que d’attendre qu’ils viennent des « autres », tout en donnant leur chance à ceux-là d’organiser le changement, en se montrant pédagogues et exemplaires. En faisant comprendre à ceux qui tenteront (immanquablement) de briser le rêve qu’ils seront sanctionnés (d’autant que le moyen de le faire n’est pas éloigné). En se disant qu’il ne reste pas beaucoup de temps, dans un pays en difficulté, une Europe désunie et un monde fragile. En se rappelant la joie de réussir ensemble, lorsque cela se produit. En démontrant ainsi qu’il faut « savoir émotion garder » (au sens de conserver, faire durer), lorsqu’elle permet de retrouver la raison.
Gérard Mermet