Entre deux mondes
Comment vivent les Français ? Il existe de nombreuses façons de répondre à la question. On peut observer nos concitoyens de façon chronologique, de la naissance à la vieillesse, en passant par la petite enfance, la scolarité et la construction d’une (ou plusieurs) famille(s), puis la « retraite », jusqu’à son terme. On peut avoir une approche thématique en s’intéressant aux divers compartiments de la vie quotidienne : familial, professionnel, amical, social, personnel (psychologique, spirituel…), sanitaire, matériel (revenus, dépenses, épargne), ludique (activités culturelles, sportives...). On peut se concentrer sur les valeurs, opinions, convictions, craintes et espérances, qui définissent le rapport au monde, aux autres et à soi-même. On peut examiner les modes de vie, individuels ou collectifs, en privilégiant l’observation des modes de consommation, reflets fidèles des besoins, envies, frustrations, culpabilisations et interrogations contemporaines.
Plusieurs de ces approches sont présentes dans les pages qui suivent, mixées dans les thèmes proposés : démographie (dynamique) ; vie affective (complexe) ; spiritualité (et laïcité) ; éducation (et baisse de niveau) ; industrie (et désindustrialisation) ; santé (et inégalités) ; justice (et injustices) ; maison (et environnement naturel) ; appartenance politique (et désaffection).
La modernité en question
Quel que soit l’angle utilisé, le constat général est le même : celui d’une société en transit, constituée d’individus pratiquant un « zapping » généralisé. Les vies sont en effet constituées d’une succession (parfois d’une simultanéité) d’expériences, qui se font et se défont à un rythme accru en fonction de circonstances extérieures et de choix personnels. Ainsi, en matière sentimentale, les unions et désunions se succèdent. Les changements sont de plus en plus fréquents en matière professionnelle (métiers, entreprises, fonctions, lieux d’exercice…). Les attitudes et comportements de consommation se transforment : arbitrages de dépenses, de produits, de marques, de lieux d’achat, d’usages… L’Homo-zappens est le dernier avatar de l’Homo-sapiens.
Derrière ces changements, on distingue une question centrale, et nouvelle : la société « moderne » est-elle toujours génératrice de « progrès » ? Si les modes de vie des Français se sont transformés, c’est en particulier parce que leur environnement a été bouleversé par le tsunami numérique planétaire. La circulation instantanée de l’information sous toutes ses formes, à tout moment, en tout lieu et sur tout support a modifié les façons de travailler, de s’informer, de voyager, de lire, de communiquer, de consommer, de penser. De vivre.
Disposant d’outils inédits, la mondialisation s’est ainsi imposée à tous. Au grand regret des Français, qui lui sont de tous les peuples le plus hostile, y voyant bien plus de menaces que d’opportunités. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux s’efforcent d’ignorer le global en se réfugiant dans le local, et prêtent une oreille attentive aux sirènes protectionnistes ou populistes. Parmi les nombreuses exceptions nationales, il faut en effet citer le culte de la « proximité » et celui de la « précaution ».
Cette résistance à la globalisation explique aujourd’hui le souhait de donner à la notion de « bonheur » un sens moins matériel, de ralentir le rythme, de « déconsommer », de se « déconnecter » de la technologie omniprésente, de conserver une place importante à la culture tout en restaurant le lien menacé avec la nature. Un débat entre Mutins et Mutants est en cours, version contemporaine de la querelle des Anciens et des Modernes. De son issue naîtra la France de demain.
Le modèle républicain en berne
L’une des explications majeures du malaise national est l’incapacité croissante du « modèle républicain » à tenir sa triple promesse. La liberté de tous est en effet réduite par des contraintes de plus en plus nombreuses et complexes qui visent à empêcher et sanctionner les comportements de quelques-uns (incivilités, fraudes, abus en tout genre).
Les chiffres montrent aussi que l’égalité (ou au moins l’équité) est de moins en moins respectée en matière de droits, d’accès à l’éducation, au travail, au logement, à la santé, aux loisirs. Le processus de démocratisation qui avait prévalu pendant des décennies s’est inversé depuis quelques années. La société est plus dure aux faibles, plus douce aux forts.
Quant à la fraternité, elle n’est guère présente dans une société où chacun s’efforce de tirer la couverture à lui ou vers sa famille, sa « tribu », sa corporation, sa communauté. Les Français ne parviennent plus à vivre ensemble ; l’anomie sociale nourrit l’anémie économique. Les tensions s’accroissent entre les groupes sociaux, qui s’accusent mutuellement d’être responsables d’une situation comptable dégradée, d’un climat délétère, d’un accroissement des écarts. Des boucs-émissaires sont désignés : étrangers ; immigrés ; responsables politiques ; syndicats, patrons ; institutions européennes ; entreprises multinationales ; médias…
Le redressement possible
Dans le même temps, de nouvelles formes d’appartenance se développent pour pallier les défaillances du modèle républicain. On se regroupe entre « amis » sur les réseaux sociaux, on s’exprime sur les forums et autres supports numériques, on partage des expériences, des achats, des idées, on se rend des services. La consommation devient de plus en plus consolation. La société devient horizontale et collaborative, en remplacement de la précédente, verticale et égoïste, qui ne fonctionne plus. Les cartes se redistribuent entre l’offre et la demande, entre les citoyens et les acteurs de la vie politique, économique, sociale, médiatique.
L’écart se creuse ainsi entre les « élites » et les Français. On peut y voir les conséquences d’un d’échec, mais aussi la manifestation d’une réflexion et d’une intelligence collectives. Avec la possibilité d’engager un véritable sursaut national. Des signaux sont annonciateurs de retournements. Des enquêtes montrent une volonté croissante des citoyens de s’impliquer davantage dans le processus démocratique, face à l’incapacité des institutions et des corps intermédiaires à résoudre les problèmes du moment. Comme si les Français se préparaient à prendre leur destin en main, à redresser la tête afin de redresser le pays, en le réformant en profondeur et en l’adaptant enfin au monde nouveau.
Gérard Mermet, pour l'Atlas des Français (La Vie/Le Monde, édition 2014) Introduction de la partie Comment vivent les Français ?
Plusieurs de ces approches sont présentes dans les pages qui suivent, mixées dans les thèmes proposés : démographie (dynamique) ; vie affective (complexe) ; spiritualité (et laïcité) ; éducation (et baisse de niveau) ; industrie (et désindustrialisation) ; santé (et inégalités) ; justice (et injustices) ; maison (et environnement naturel) ; appartenance politique (et désaffection).
La modernité en question
Quel que soit l’angle utilisé, le constat général est le même : celui d’une société en transit, constituée d’individus pratiquant un « zapping » généralisé. Les vies sont en effet constituées d’une succession (parfois d’une simultanéité) d’expériences, qui se font et se défont à un rythme accru en fonction de circonstances extérieures et de choix personnels. Ainsi, en matière sentimentale, les unions et désunions se succèdent. Les changements sont de plus en plus fréquents en matière professionnelle (métiers, entreprises, fonctions, lieux d’exercice…). Les attitudes et comportements de consommation se transforment : arbitrages de dépenses, de produits, de marques, de lieux d’achat, d’usages… L’Homo-zappens est le dernier avatar de l’Homo-sapiens.
Derrière ces changements, on distingue une question centrale, et nouvelle : la société « moderne » est-elle toujours génératrice de « progrès » ? Si les modes de vie des Français se sont transformés, c’est en particulier parce que leur environnement a été bouleversé par le tsunami numérique planétaire. La circulation instantanée de l’information sous toutes ses formes, à tout moment, en tout lieu et sur tout support a modifié les façons de travailler, de s’informer, de voyager, de lire, de communiquer, de consommer, de penser. De vivre.
Disposant d’outils inédits, la mondialisation s’est ainsi imposée à tous. Au grand regret des Français, qui lui sont de tous les peuples le plus hostile, y voyant bien plus de menaces que d’opportunités. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux s’efforcent d’ignorer le global en se réfugiant dans le local, et prêtent une oreille attentive aux sirènes protectionnistes ou populistes. Parmi les nombreuses exceptions nationales, il faut en effet citer le culte de la « proximité » et celui de la « précaution ».
Cette résistance à la globalisation explique aujourd’hui le souhait de donner à la notion de « bonheur » un sens moins matériel, de ralentir le rythme, de « déconsommer », de se « déconnecter » de la technologie omniprésente, de conserver une place importante à la culture tout en restaurant le lien menacé avec la nature. Un débat entre Mutins et Mutants est en cours, version contemporaine de la querelle des Anciens et des Modernes. De son issue naîtra la France de demain.
Le modèle républicain en berne
L’une des explications majeures du malaise national est l’incapacité croissante du « modèle républicain » à tenir sa triple promesse. La liberté de tous est en effet réduite par des contraintes de plus en plus nombreuses et complexes qui visent à empêcher et sanctionner les comportements de quelques-uns (incivilités, fraudes, abus en tout genre).
Les chiffres montrent aussi que l’égalité (ou au moins l’équité) est de moins en moins respectée en matière de droits, d’accès à l’éducation, au travail, au logement, à la santé, aux loisirs. Le processus de démocratisation qui avait prévalu pendant des décennies s’est inversé depuis quelques années. La société est plus dure aux faibles, plus douce aux forts.
Quant à la fraternité, elle n’est guère présente dans une société où chacun s’efforce de tirer la couverture à lui ou vers sa famille, sa « tribu », sa corporation, sa communauté. Les Français ne parviennent plus à vivre ensemble ; l’anomie sociale nourrit l’anémie économique. Les tensions s’accroissent entre les groupes sociaux, qui s’accusent mutuellement d’être responsables d’une situation comptable dégradée, d’un climat délétère, d’un accroissement des écarts. Des boucs-émissaires sont désignés : étrangers ; immigrés ; responsables politiques ; syndicats, patrons ; institutions européennes ; entreprises multinationales ; médias…
Le redressement possible
Dans le même temps, de nouvelles formes d’appartenance se développent pour pallier les défaillances du modèle républicain. On se regroupe entre « amis » sur les réseaux sociaux, on s’exprime sur les forums et autres supports numériques, on partage des expériences, des achats, des idées, on se rend des services. La consommation devient de plus en plus consolation. La société devient horizontale et collaborative, en remplacement de la précédente, verticale et égoïste, qui ne fonctionne plus. Les cartes se redistribuent entre l’offre et la demande, entre les citoyens et les acteurs de la vie politique, économique, sociale, médiatique.
L’écart se creuse ainsi entre les « élites » et les Français. On peut y voir les conséquences d’un d’échec, mais aussi la manifestation d’une réflexion et d’une intelligence collectives. Avec la possibilité d’engager un véritable sursaut national. Des signaux sont annonciateurs de retournements. Des enquêtes montrent une volonté croissante des citoyens de s’impliquer davantage dans le processus démocratique, face à l’incapacité des institutions et des corps intermédiaires à résoudre les problèmes du moment. Comme si les Français se préparaient à prendre leur destin en main, à redresser la tête afin de redresser le pays, en le réformant en profondeur et en l’adaptant enfin au monde nouveau.
Gérard Mermet, pour l'Atlas des Français (La Vie/Le Monde, édition 2014) Introduction de la partie Comment vivent les Français ?