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Le consommateur augmenté


À quoi ressemblera le consommateur en 2025 ? Les entreprises ont intérêt à l’imaginer dès maintenant, si elles veulent être en mesure de lui proposer demain des offres adaptées. Il s’agit moins d’anticiper ce que seront dans dix ans les « besoins » des clients, comme le disent encore à tort les « marketeurs », que de tenir compte des évolutions profondes qui se produiront dans leur environnement, leurs attitudes par rapport au monde et à l’avenir, leurs comportements, leurs modes de vie, leurs valeurs, leur relation au temps, à l’espace, aux autres et à eux-mêmes. Car ce sont là les véritables déterminants de la consommation. Quasiment invariants dans leur énoncé, ils sont extrêmement différents dans leur contenu selon l’époque. Et les évolutions à venir s’annoncent spectaculaires.
L’environnement technologique
Pour aborder ce travail de prospective sur le consommateur, il faut comme toujours se pencher d’abord sur l’individu, qui en est le support et le moteur. On ne naît pas consommateur, on le devient. L’être humain de 2025, dans les pays développés, se caractérisera d’abord par le fait qu’il sera « augmenté ». L’innovation dans les grands domaines scientifiques et technologiques (biotechs, infotechs, nanotechs, cognitechs…) aura des incidences considérables sur sa santé, son travail, son logement, sa façon de se former, de se transporter, de s’alimenter, de s’habiller, de se divertir… Et donc bien sûr de consommer.
L’individu augmenté vivra sensiblement plus longtemps, grâce aux progrès permis par les cellules souches, l’immunothérapie, les traitements personnalisés et ciblés des maladies comme le cancer et les nouveaux progrès attendus en matière informatique. Il disposera instantanément, à volonté et en tout lieu (gratuitement ou non) de toute l’information qu’il souhaitera. Il travaillera moins longtemps, souvent depuis son domicile et comme entrepreneur individuel, avec l’obligation de se former en permanence. Il pourra aussi ne pas travailler, du fait d’un taux de rotation élevé des emplois, ou s’il peut être remplacé par un ou plusieurs robots, plus efficaces, moins coûteux, jamais absents et non revendicatifs (au moins pour les toutes prochaines générations…). Cela soulèvera bien sûr des questions nouvelles, comme celle d’un revenu universel indépendant d’une activité professionnelle.
L’individu augmenté se déplacera plus vite, de façon plus sûre, en étant déchargé de la conduite, ce qui lui permettra de consacrer à d’autres tâches. Il sera doté de capacités nouvelles en termes de mémoire, d’intelligence, d’empathie, de force physique et même d’imagination, grâce à l’aide de puces implantées dans ses membres ou dans son cerveau, de substances chimiques nouvelles, d’exosquelettes, etc. Les perspectives ouvertes par les recherches actuelles sont à la fois fascinantes et inquiétantes. On peut cependant être quasiment certain que, comme c’est le cas depuis les débuts de l’Humanité, ce qui sera techniquement possible sera effectivement mis en œuvre. Pour le meilleur comme pour le pire.
On pourra penser que dix ans, c’est bien trop court pour parvenir à de telles évolutions. Mais souvenons-nous qu’une entreprise comme Google est née il y a seulement 17 ans, en 1998. Deux ans après, elle avait référencé un milliard de pages web. Dix ans après, elle était cotée 176 milliards de dollars à Wall Street. Elle répond aujourd’hui à plus de 3,5 milliards de requêtes par jour. Elle permet de se rendre virtuellement en quelques clics sur n’importe quelle parcelle de territoire de la planète (avec Google Earth et Google Street). Elle a testé avec succès la voiture sans chauffeur et prépare d’autres innovations « disruptives » comme l’ascenseur spatial, l’Internet des objets, la livraison par drones, la détection individuelle de certaines maladies avant même leur apparition, etc.
On pourrait citer aussi les développements de la reconnaissance vocale, de la traduction simultanée ou celui de l’économie collaborative (covoiturage, crowdfunding, plateformes de location entre particuliers…) et bien d’autres (r)évolutions récentes. Les chercheurs de la Singularity University, en Californie (financés par des entreprises comme Google ou la Nasa), vont d’ailleurs beaucoup plus loin dans leurs prévisions : ils estiment que les progrès exponentiels en cours (fondés sur la loi de Moore en matière de puissance de calcul des ordinateurs) préparent l’avènement du transhumanisme, dont l’une des conquêtes pourrait être… l’immortalité. On peut constater en tout cas que la « rétroprospective » (retour sur les futurs prévus dans le passé) est depuis quelques années dépassée par l’évolution réelle.
Pouvoir d’achat, vouloir d’achat, savoir d’achat
L’individu augmenté donnera évidemment naissance à un consommateur augmenté. Ses comportements dépendront évidemment de la réponse à plusieurs questions-clés, notamment sur les offres qui lui seront faites, et sur ses moyens et envies d’y céder.
Quel sera, d’abord, le pouvoir d’achat des consommateurs en 2025 ? On peut estimer qu’il sera en régression dans notre pays, compte tenu de plusieurs facteurs aujourd’hui probables : croissance faible du PIB ; disparition massive d’emplois dans de nombreux secteurs du fait de la robotisation, des sureffectifs dans le secteur public, de la nécessité pour les entreprises d’accroître leur productivité et reconstituer leurs marges dans un contexte de concurrence planétaire; importance des déficits publics ; incidences de l’endettement national ; niveau élevé des prélèvements sociaux ; risque de nouvelle crise financière en Europe et dans le monde avec une remontée des taux d’intérêt et de l’inflation ; vieillissement de la population ; baisse des pensions de retraite… Face à ces facteurs « pessimistes », les facteurs optimistes ne devraient guère peser à dix ans. Le principal serait le développement d’une économie verte rapidement et massivement créatrice de croissance et d’emplois. Mais la prise de conscience actuelle devrait s’accompagner de la mise en place d’une gouvernance planétaire, ce qui n’apparaît guère probable.
Quelle sera dans ce contexte la motivation à consommer (généralement baptisée vouloir d’achat) ? Elle restera sans doute globalement élevée, dans la mesure où l’on n’aura pas proposé d’alternative crédible et forte à la « société de consommation », qui est aussi de plus en plus une « société de consolation ». La tentation d’occuper son temps en consommant des biens et des services devrait être au contraire accrue par la diversité d’offres nouvelles issues notamment des technologies décrites plus haut, qui donneront à la vie un caractère passionnant, voire « magique » : réalité virtuelle ; intelligence artificielle ; impression en 3D ; Internet des objets ; interface homme-machine, etc.
Mais le consommateur 3.0 ne sera pas systématiquement un « acheteur » de produits et de services. Il en sera avant tout un « utilisateur », ce qui signifie que la possession ne sera plus sa préoccupation première. Il sera au contraire heureux de bénéficier de l’usage sans se préoccuper de l’« usure », en partageant avec d’autres. L’optimisation des ressources devrait être en effet une préoccupation majeure, tant pour des raisons économiques qu’environnementales. La préservation et même la restauration de l’environnement deviendra un enjeu essentiel (peut-être un « jeu », ce qui permettrait de la dédramatiser) dans un monde où les matières premières devront être économisées, gérées de façon durable et soutenable. C’est pour répondre à ces enjeux que se développeront les Uber, AirBnB ou BlaBlaCar de l’avenir, dans tous les domaines. Ces nouvelles pratiques répondront en outre à la quête de convivialité et de confiance des consommateurs, deux attentes croissantes qui ne sont guère satisfaites dans le système classique de la « consommation verticale », qui implique un rapport de force entre l’offre et la demande.
On peut donc estimer que le vouloir d’achat, ou plus précisément la volonté d’acheter, diminuera en même temps que le pouvoir d’achat,. Cela ne signifie pas que la volonté de consommer disparaîtra ; elle continuera même de jouer un rôle important, en fournissant des expériences de vie, des occasions d’occuper son temps d’existence, sans doute aussi de trouver des raisons de vivre dans une société dont on ne voit pas spontanément le sens si l’on n’est pas religieux ou philosophe. Dans un monde de plus en plus complexe, toutes les formes de « divertissement », au sens pascalien d’une fuite de la réalité, devraient se développer. Mais, contrairement aux formes premières de la consommation, elles n’impliquent pas toutes un achat et une dépense. L’émergence de l’économie du partage et plus largement de la société horizontale, qui privilégie les relations entre « pairs », bouleverse le système de la consommation. Chaque consommateur devient en effet acteur, producteur, collaborateur plutôt que simplement acheteur et/ou utilisateur. La conséquence est une baisse des coûts, un prolongement de la durée de vie des objets, une remise en cause des circuits classiques du commerce (avec notamment le développement de l’économie circulaire).
Au contraire du pouvoir d’achat et du vouloir d’acheter, le savoir d’achat continuera de s’accroître, grâce à l’omniprésence et omnipotence des moyens d’information, de comparaison et de notation accessibles. Le C to C (consumer to consumer) permettra aux individus connectés de connaître en temps réel et de façon de plus en plus fiable les qualités d’une offre, grâce à des indications objectives (comparaisons des caractéristiques et des prix) et aux témoignages subjectifs mais dignes de confiance de ses pairs. Chacun pourra d’ailleurs sélectionner grâce à des algorithmes les avis de ceux qui lui ressemblent le plus et qui sont donc a priori de bon conseil.
Vers un marketing augmenté
La consommation de demain sera donc le résultat d’autres motivations, attitudes et comportement. Le consommateur augmenté fera appel à d’autres intermédiaires, participera de plus en plus souvent au processus de création, de production et de diffusion, et cherchera à faire baisser les prix. Cela signifie que les quatre fonctions traditionnelles du marketing identifiées par Philippe Kotler dans les années 1970, et toujours pertinentes (product, price, place, promotion) seront en partie transférées au client. Le cinquième « P » (personnel) jouera aussi un rôle majeur, mais la force de vente à laquelle il fait référence sera totalement différente, avec notamment une automatisation croissante.
En matière de développement de produit, le client deviendra en partie concepteur, en liaison avec une communauté existante ou créée pour l’occasion. Il se transformera même souvent en fabricant (localement avec l’impression 3D pour les objets, à distance et à coût nul pour les services numérisables, duplicables gratuitement). Il pourra dans certains cas participer au financement du développement de prototypes à travers les plateformes de crowdfunding. Il sera également prescripteur et distributeur des offres ainsi créées sur les réseaux sociaux de l’avenir. Sans oublier sa fonction d’acheteur et/ou d’utilisateur des produits et services ainsi créés et mis sur le marché avec son aide.
Les progrès du Big Data, l’évolution des sciences cognitives (neurosciences) et la multiplication des capteurs portés par les individus augmentés et connectés à Internet devraient faire apparaître une autre forme d’innovation : la capacité d’une entreprise à prévoir les envies de ses clients, et de leur proposer avant même qu’ils n’y aient pensé (c’est ce qui a fait en partie le succès d’Amazon). Certaines entreprises pourront même pousser l’anticipation jusqu’à livrer des objets au domicile d’un client sans avoir reçu de commande de sa part. Une forme nouvelle d’ingérence dans la vie privée des gens.
En matière de distribution, les pratiques vont aussi être bouleversées. Les points de vente physiques poursuivront leur transformation, en devenant des show-rooms, des espaces multicanaux et multisupports, des lieux d’information et de conseils prodigués par des spécialistes, mais aussi de convivialité et d’échange avec des « pairs » avec lesquels on pourra partager des expériences réellement vécues. Ce seront aussi des ateliers dans lesquels on pourra pratiquer avant d’acheter. La fonction de livraison disparaîtra pour certains produits avec le développement de l’impression 3D, au domicile ou en local, forme anticipatrice de matérialisation à partir de fichiers numériques. On assistera aussi à la multiplication des points de livraison de proximité (souvent de type drive) dans différentes formes de commerce. La livraison par drone pourra trouver sa place, dans la mesure où elle sera autorisée. Des logiciels de simulation permettront aussi de tester des objets avant leur achat, ou leur adéquation à l’environnement dans lequel ils vont être placés (dans le cas par exemple des meubles ou objets de décoration).
Quant au pricing des produits et services, il devrait connaître au moins trois évolutions complémentaires. La première est la baisse tendancielle des prix, favorisée par plusieurs facteurs : la concurrence de plus en plus forte, notamment des pays à bas coût de production ; la baisse du pouvoir d’achat ; les nouveaux développements des outils de comparaison et des avis de « pairs » ; la baisse des coûts de production grâce à la généralisation des robots et aux nouvelles techniques de production ; la participation des consommateurs à certaines phases coûteuses (phénomène initié dès la fin des années 1950 par Ikea avec les meubles en kit).
Le second changement concernant les prix sera lié au développement de nouveaux modèles économiques : abonnements ; forfaits ; gratuité du service de base et paiement des services complémentaires (modèle freemium) ; fausse gratuité avec paiement par la publicité. On peut imaginer aussi que les consommateurs, là encore, se transformeront en distributeurs en organisant des ventes de type « Tupperware » chez eux, chez les autres ou dans des lieux dédiés.
Le troisième changement est moins probable mais souhaitable ; il concerne la cohérence des prix. Il s’agirait de rétablir des prix plus conformes au « bon sens » des consommateurs plutôt qu’à la capacité de dépense de chacun d’eux à court terme ou tout au long de sa vie. Cela permettrait de retrouver une notion de « juste prix » ou de « légitime dépense », en réduisant les écarts entre les prix payés pour un même produit ou service.
Enfin, la promotion/communication des produits reposera de plus en plus sur des formules modernes de « bouche-à-oreille » : blogs ; forums ; réseaux sociaux ; chaînes Web… Les « grands médias » classiques comme la télévision seront dépassés par les « nouveaux médias » (secteur que l’on n’hésitait pas à qualifier de « hors médias » il n’y a pas si longtemps). La publicité sera d’autant plus efficace qu’elle est attendue ou au moins acceptée, plutôt que subie. La communication utilisera aussi de plus des « événements », qui attireront de nombreux participants et bénéficieront de nombreuses reprises.
Plus que jamais, la condition pour se faire connaître ou développer (et entretenir) une image favorable sera d’être créatif. Mais on peut citer trois conditions pour que cette créativité soit efficace et durable : elle doit être originale, pertinente et vertueuse. Dans tous les cas, il faudra garder à l’esprit que les individus-consommateurs, augmentés ou non, sont de plus en plus attentifs à la gestion de leur temps, matière première essentielle de leur vie. Leur désir constant sera d’accroître la durée des « temps forts » et de réduire celle des « temps morts ».
Mutants contre Mutins
La nature du marketing sera bouleversée par les changements à venir. Pour tirer leur épingle du jeu, les marketeurs devront cesser de s’inscrire dans un rapport de force entre l’offre et la demande, tel qu’il existe aujourd’hui et qui leur est de moins en moins favorable. Ils devront s'inscrire dans l’« économie collaborative », en faisant participer de façon sincère des clients dès l’amont, condition pour que leur apport soit réel et efficace. Ils devront dans le même esprit accepter et favoriser leur représentation au sein des entreprises et des marques. Ils pourront même aider à la création de véritables « marques de consommateurs », aboutissement de la logique participative, et prochaine étape prévisible après les marques de fabricants et à celles de distributeurs.
En permanence, le marketing aura un rôle d’observateur des consommateurs, et sa fonction de « veille stratégique » devra être rénovée. Elle pourra être en partie automatisée grâce à des logiciels d’analyse de contenus, avec notamment les progrès en cours de l’analyse sémantique. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’identification des tendances est le préalable nécessaire à la création de nouveaux produits et services. L’innovation peut être accompagnée, facilitée par les clients actuels ou potentiels, mais elle ne peut leur être systématiquement confiée. Le succès d’Uber ou le relatif échec de la montre connectée d’Apple montrent qu’il est encore difficile d’anticiper précisément la réception des innovations. Il est en revanche important et possible de favoriser leur appropriation par les consommateurs, en les faisant participer au processus.
Au total, ce sont donc tous les ingrédients du mix qui vont devoir être revus par les responsables futurs du « marketing augmenté ». On pourra sans doute distinguer parmi eux, comme dans le reste de la population, les Mutants et les Mutins. Pour les premiers, à l’aise avec la mondialisation et du progrès technologique, ce sera une aventure passionnante à vivre, car ils auront à la fois le sentiment de réussir leur vie professionnelle et de participer à la réinvention du monde. Pour les Mutins, qui considèreront que « c’était mieux avant » et résisteront aux changements, ce sera un déchirement. Ce ne sera qu’un nouvel épisode de la querelle des Anciens et des Modernes, dans un contexte inédit et avec des enjeux plus importants que jamais. Mais l’Histoire montre que ce sont généralement les Modernes qui gagnent.
Gérard Mermet
Article rédigé en juillet 2015 pour une publication de l'ADETEM (Association nationale du marketing).