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Donner la mort parce qu’on n’aime pas la vie

Le père d’Abdel Malik, co-auteur de l’assassinat du père Hamel, a déclaré à propos de son fils (adopté vers l’âge de 6 mois) : « J'ai été surpris. Malik était adorable ». Il serait difficile et douloureux d’entendre ce genre d’affirmation (surtout pour les proches des victimes de ces tueurs) s’il n’était si fréquent. On ne compte plus en effet le nombre de parents d’islamistes, mais aussi de voisins ou collègues de travail qui, interrogés par les médias, ont exprimé leur stupéfaction face aux crimes odieux commis par des personnes qu’ils jugeaient « sans histoire », « serviables » ou « sympathiques ».

Pourquoi tant de haine ?

La sincérité apparente de ces impressions confiées à des caméras de télévision laisse à penser qu’elles contiennent une part de vérité, qui ne peut être seulement due à la capacité des terroristes à donner le change. Le père d’Abdel Malik livre une explication simple et crédible : « Daech lui a monté la tête, retourné le cerveau ». Mais elle ne suffit pas. On ne retourne pas le cerveau de n’importe qui avec des exhortations à tuer les « mécréants » au nom d’Allah. Surtout celui d’individus qui ne sont généralement pas au départ des musulmans fanatiques. Il faut donc aller plus loin dans l’analyse et oser se demander pourquoi ils sont réceptifs à des discours stupides et monstrueux, pourquoi ils sont capables de tant haïr la société dans laquelle ils vivent ou, souvent, sont nés. Contrairement à ce qu’affirment quelques bons esprits, ce n’est pas là faire œuvre d’autoflagellation, ni de compassion ou pire encore de complaisance à l’égard des bourreaux. C’est au contraire chercher comment on pourrait éviter de nouvelles victimes. Et, plus largement, améliorer le sort d’une partie importante et croissante de la population.

Ce que l’on sait des terroristes qui cherchent aujourd’hui à détruire la France et l’Occident, ce qu’en disent les psychologues qui les approchent, ce que montrent les neurosciences, comme ce que nous enseigne l’Histoire, nous met sur une autre piste. Hors l’usage de drogues particulièrement fortes, qui modifient totalement l’état de conscience, on ne peut transformer un individu en monstre par la violence. Mais on peut le faire par la persuasion, le mimétisme, la désignation d’un bouc-émissaire. Les dictatures, le nazisme, le fascisme, le racisme, la xénophobie, la persécution du Christ ou les Croisades en sont des exemples frappants.

L’espoir par le mensonge

On peut bien sûr penser que les islamistes sont au départ des personnes particulièrement faibles, malléables au « lavage de cerveau », comme celles qui composent les sectes. Mais, comme elles, c’est surtout la sensation intérieure d’un profond vide existentiel qui les rend ouvertes à ceux qui leur proposent de le remplir. Dès lors, la promesse d’une vie « idéale » en remplacement de celle que l’on subit et qui n’a pas ni sens ni avenir, est très alléchante. En particulier pour des esprits peu structurés, qui n’ont pas pu se construire un système de valeurs et une morale suffisamment forts pour faire accepter et apprécier la vie. D’autant que personne ne peut leur démontrer qu’on leur sert des mensonges. Ils n’en retiennent que l’idée d’une aventure possible, d’une « existence » réelle, forte et visible (même si elle est éphémère) contrairement à celle qu’on leur propose depuis leur naissance. C’est-à-dire un espoir, dont le père Hamel écrivait justement (dans une lettre paroissiale de mars 2016) que « le monde [en] a tellement besoin ».

Il ne s’agit pas de laisser ainsi entendre que les jeunes radicalisés sont tous, et seulement, des individus sans espoir, ce qui semblerait excuser en partie leurs actes. Il s’agit de tenter de comprendre les motivations de leurs actes, afin de les prévenir. La question de les condamner ne se pose évidemment pas à un esprit disposant d’un minimum de morale. Celle de les punir ne se pose pas non plus, dans la mesure où un islamiste n’a vraiment accompli son acte que s’il se termine par sa mort, condition nécessaire pour accéder au « paradis d’Allah ». Celle de les pardonner est affaire de morale personnelle ou religieuse.

Confort matériel, inconfort moral

On en arrive alors à la question centrale, d’autant plus essentielle qu’elle ne concerne pas seulement les terroristes actuels ou potentiels mais l’ensemble de la société : comment redonner du sens à la vie dans notre pays développé, mais déboussolé et fatigué ? Comment reconstruire un socle de valeurs communes auxquelles le plus grand nombre pourra adhérer, conduire sa vie personnelle et participer à la vie collective ? La société laïque, malgré sa tolérance affichée à l’égard de toute croyance, ne répond plus au besoin probablement inné de transcendance et de spiritualité. La science, de son côté, est impuissante à dire pourquoi nous sommes ici, et ce que nous devons y faire. Et la « société de consommation », qui s’est construite sur les décombres de la guerre, répondant au besoin de reconstruction, de confort et de distraction, ne satisfait plus que très provisoirement des pulsions qui sont toujours renouvelées. L’argent maître y accroît les inégalités, celles des revenus comme celles des dépenses. La société de communication les rend plus visibles et donc moins supportables.

Le progrès dans le développement de la personne

Le « progrès » ou le « bonheur » ne réside pas comme on a pu le croire ou le faire croire dans le « toujours plus », auquel on parviendrait par l’accumulation de biens matériels (ou, désormais, de services dématérialisés). Le confort « physique » se double aujourd’hui d’un inconfort « moral » de plus en plus apparent. Le véritable progrès est plutôt à trouver dans le développement des capacités de chacun à se forger une vision du monde, une compréhension de son fonctionnement et de son évolution. Dans sa capacité à peser sur sa propre destinée et à participer à celle des autres. Avec la perspective de devenir « meilleur », de faire de « belles » et « bonnes » choses, d’en retirer une satisfaction durable et une estime de soi.

Au lieu de cela, notre environnement nous renvoie le modèle d’une « réussite » par l’argent et le pouvoir (qui sont souvent liés). Et il nous incite à nous comparer sans cesse aux autres. Sans nous donner les moyens de les dépasser, momentanément ou durablement, car c’est par principe impossible au plus grand nombre dans une société forcément pyramidale. Sans, surtout, nous prévenir que le but s’éloigne au fur et à mesure que l’on croit se rapprocher de lui. Et que cela engendre une grande frustration, qui peut conduire à des actes irrationnels.

Une formidable occasion pour les politiques

En cette période préélectorale, les candidats au poste suprême ont donc du grain à moudre. Leur mission première est de redonner de l’espoir et des perspectives à tous les Français. Pour les convaincre qu’il n’y a pas de fatalité du déclin de la France et que l’anomie actuelle (absence de références communes et d’objectifs « qualitatifs » atteignables) n’est pas définitive. En leur répétant que l’accroissement continu du pouvoir d’achat n’est pas l’ultime dessein de la politique et de la société. Ce qui constitue aussi, il faut le souligner, une réponse à la crise économique, financière et sociale dans laquelle nous sommes plongés. La sobriété est généralement bonne pour la santé.

Plutôt que de promettre aux électeurs un retour à la croissance du PIB, les candidats de tous bords devraient les sensibiliser à ce qui fait l’essentiel de la vie : la confiance en soi, le respect des autres, l’initiative, le partage, la contribution à l’amélioration du monde. Il serait bon qu’ils soient aidés en cela par les citoyens eux-mêmes. Cela implique qu’ils rétablissent le lien de confiance rompu avec eux. Cela suppose aussi un renouvellement idées, des comportements et des personnes, ce qui ne semble guère en voie de réalisation actuellement. Il faudrait enfin que cette nouvelle façon de faire de la politique et de penser la société soit favorisée par les médias. Mais il se trouve que la plupart d’entre eux vivent de la publicité, c’est-à-dire de la consommation, ce qui rend évidemment leur mission difficile.

Aimer la vie plus que la mort

Si les islamistes aiment tant la mort (la leur comme celle de leurs victimes), c’est sans doute parce qu’ils n’aiment pas assez la vie. Le problème est d’autant plus grave et urgent que beaucoup de Français n’aiment pas non plus beaucoup la leur, même s’ils ne sont pas prêts pour autant à se radicaliser. Une récente étude montre ainsi que le « score moyen de bonheur » que les Français s’attribuent est de 5,9 sur 10 (Fabrique Spinoza/Institut Think, avril 2016). Cela ne traduit pas une grande réussite de la société et de ceux qui en sont les principaux animateurs. Si 56% se disent heureux (note de 6 à 10), 18% s’estiment malheureux (note de 0 à 3). 3% de la population adulte, soit 1,6 million, se donnent même une note de 0 à 1, ce qui représente beaucoup de candidats au suicide ou au djihad, sans parler des dépressions.

Il existe donc de nombreuses raisons de « changer la vie » pour lui redonner un sens qu’elle est en train de perdre. Cela passe par une révision générale de ses objectifs et de ses moyens. Les institutions, au premier rang desquelles il faut placer l’école, mais aussi les responsables politiques, les entreprises, les syndicats ou les médias doivent impérativement se remettre en question. Les enseignements qu’ils proposent, les discours qu’ils tiennent, les valeurs qu’ils prônent, les revendications qu’ils formulent, les postures qu’ils adoptent et les modèles qu’ils mettent en avant sont souvent dépassés et nuisibles au changement nécessaire. Cela prendra du temps, nécessitera du courage et de la pédagogie. Mais l’alternative est la poursuite du processus de détérioration amorcé. Avec en ligne de mire des aventures qu’il vaudrait mieux ne pas tenter.

Gérard Mermet, août 2016 (Chronique publiée sur le site WEDemain.fr)